Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 5/8
Jérémie fut mené à la sortie du bourg où étaient parqués une vingtaine de femmes, d'hommes, d'adolescents. Aux ordres braillés par des soldats armés qui les cernaient sans relâcher leur surveillance, les palpant, les évaluant d'un regard de loup, les triant, les faisant se ranger à gauche ou à droite avec des gestes lourds et nerveux, il comprit malgré ses étourdissements la nature de leur sort. Des marchandises. Comme lui. Le fils Torrès éructait, luttait contre sa gorge tapissée de sang et plissait ses narines encore agressées par l'odeur de la mort. Elle était bien là. Le souffle d'Alice ne le quittait pas, les ultimes battements de son cœur hantaient ses propres côtes endolories. Et les vivants ne s’en tiraient guère mieux : le Pelliaron, les Bihorel, la Louisette, autant de cadavres sur pieds étalés tels du bétail à vendre. Des coups le firent sursauter. Les gardes frappaient puis maîtrisaient les prisonniers les plus agités. Il ne pouvait arracher à ses larges yeux violacés, près de sortir de leurs orbites, l'image des captifs serrés les uns contre les autres. Tous ces visages qui avaient partagé son quotidien. En larmes.
Une vague glaciale le parcourut lorsqu'il aperçut parmi eux – derrière un monbrinien qui s'écartait – Fabrice. En boule, face enfouie dans ses bras menottés. La vue de son père plus affaissé qu'une ruine, le laissa vide et sans voix, perdu au creux d’une poignée de secondes d’hébétude où seuls perçaient les sanglots. Trop de silence après le vacarme et les coups – lequel des deux était donc le plus sinistre ? Et la vue de ce corps comme les débris d’un rempart censé protéger, mais dont l’effondrement ne pouvait plus que terrifier. La respiration de Jérémie s'accéléra pourtant. Quelque chose au fond de lui tentait malgré tout de refaire surface. Il se répéta : au moins, Papa n'était pas mort. Mais son ombre traînait derrière lui, aspirée par un sol de gravats que le garçon serra entre ses orteils comme pour la ressentir malgré la distance. En vain. Une ombre vidée de l'héroïsme dont il parait jadis l’un des piliers de leur Tour. Non. Impensable. Le fils lutta, inspira un peu d'espoir et de courage. Croire que quoi qu'il arrivât ensuite, il pourrait se raccrocher à l'aîné. Cependant, s'amarrait-on encore au spectre d'un homme ? Il lui fallut se rassurer. Ranimer l'ombre de son souffle.
– Papa ! s'écria le jeune paysan, tremblant.
Tout juste capable de marcher, il ne put s'élancer vers lui tant le moindre geste le torturait, et se contenta de sa voix que Fabrice entendit et reconnut. Il leva la tête. Sa mine se défit quand il découvrit l'adolescent ligoté, blessé, encadré de militaires qui le tenaient. Ces derniers le battaient pour le réduire au silence. L'homme bondit pour aller à lui, mais ne fit pas trois pas avant qu'un Monbrinien le rattrape.
– Reste là, toi ! On la ferme et on bouge pas ! aboya-t-il en le fouettant.
Au même instant, des guerriers vinrent se saisir de Jérémie et l'entraînèrent plus loin pour l'obliger à s'asseoir dans le troupeau des détenus, à l'écart de Fabrice. Père et fils tentèrent de se défaire des griffes ennemies mais un sifflement les fendit. La liane. Mordante. Les corps démissionnèrent, leurs yeux embués se perdirent. Déchirure.
Deux heures s'écoulèrent, durant lesquelles la meute moissonna d'ultimes prises. Des plaintes toujours plus nombreuses s'élevaient. Le fils Torrès plongea la tête entre ses jambes pliées, puis fit un gros effort pour retenir ses larmes lorsque, juste à côté, la mère Fanchon fut amenée. Ivre de souffrance, la voisine gémissait, criait, sanglotait tour à tour. Elle se balançait compulsivement et haletait en boucle :
– Mon Guilhem… Mes enfants… Morts. Tuez-moi… Tuez-moi…
Sous la masse charbonneuse de ses cheveux, Jérémie suait. Ses pupilles frêles suivaient des monbriniens qui s'activaient à rassembler du butin, ses oreilles recevaient les gémissements des captifs qui vivaient un interminable supplice, aussi douloureux au corps qu'à l'esprit. Certains s'agitaient, interrogeaient les gardes sur ce qui les attendait, sous les yeux noirs eux aussi à l’affût de réponses. L'ennemi restait muet. L’odieux silence poussa l’adolescent à obséder les hommes d’armes de son regard. Surpris, il s’arrêta sur quelques-uns d’entre eux qui, hagards et cognés par le dur soleil, ôtaient leur casque et se voyaient offrir du vin et une tape énergique par leurs confrères. Des combattants morts en eux-mêmes, aussi saisis de nausée et d'incompréhension que le garçon. Sans réfléchir, il continua son errance en parcourant la masse des villageois. Assis au sol sec et brûlant, ceux-ci ne faisaient plus que s'échanger des regards empreints d'un vide terrifiant. Miroirs de ses propres terreurs : un avenir dont il ne pouvait rien savoir ouvrait devant lui sa gueule abyssale. Le fils Torrès choisit de rattraper les yeux de son père. À de longues coudées l'un de l'autre, ils se donnèrent par ce langage silencieux la vaillance du garçon contre la patience de l'aîné.
Des ordres martelés attirèrent à nouveau Jérémie. Autour, chaque capitaine regroupait sa compagnie, puis le commandant réorganisa l'ensemble du bataillon. On s’affairait, on entassait les denrées pillées. On distribuait une conséquente ration d'eau aux montures, aux combattants et aux esclaves, qui furent enchaînés par le cou, en files. Sur un signe du chef, les soldats se disposèrent à gauche et à droite des prisonniers, dans une manœuvre qui oppressa l'adolescent autant que les fers. Son regard préféra fuir au loin et croisa le porte-étendard, qui leva son drapeau puis lança son destrier à vive allure. Celui-ci galopa jusqu'au versant de Hordd le plus proche du château. Jetant un coup hargneux, il ficha l'oriflamme dans le sol. Jérémie leva les yeux : celle-ci fusait vers le ciel et son tissu chatoyant flottait devant tous. La victoire monbrinienne se trouvait désormais enracinée en ces terres et les soldats s'en retournaient. Le garçon haussa un sourcil : pas d'ennemis restant sur place à faire cultiver les terres à leur profit ? On ne tenait pas les positions ? Non, ils s'étaient arrêtés ici après les combats à en croire l'allure fatiguée de leurs armes, de leurs corps et cuirasses. Détruire, puis demi-tour. Le paysan serra les poings. Une pure opération de terreur. Un exemple tracé au fer et au sang. Il ne s'agissait que d'imprimer sur les survivants et les baronnes, dont la tentative de protection fut vaine, le message trop clair : Oderint dum metuant ! (1)
Jérémie laissa ses yeux errer sur les rares bâtiments encore droits, au loin. Parmi eux : l'église. Les loups seraient-ils pieux ? Le clocher piquant vers les hauteurs abattit son ombre sur l'étendard adverse. La prime heure de l'après-midi retentit de la main d'un clerc sauf, sonnant moins le temps que le glas au milieu d'un désert.
Le bataillon abandonna le bourg décharné qui rapetissait derrière ses anciens habitants. Tandis que les militaires se trouvaient déjà loin à l'horizon, les survivants quittaient les lieux. Certains marchaient vers le domaine des Gussy de Neuriez dans l'espoir de leur hospitalité. Les autres prenaient la direction de la ville la plus proche, n'emportant que des baluchons ou tirant de modestes carrioles avec quelques vivres.
______________________
(1) "Qu'ils me haissent, pourvu qu'ils me craignent.", Caligula
* * *
Annotations