Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 2/8
Derrière la masse agglutinée le long des voies principales, un autre type de citadins, le peuple de l'ombre, voyait sa fortune servie à l'occasion du triomphe. Il faisait même venir des paysans jusqu'à la ville : davantage de victimes que les larrons détroussaient, quatre fois plus d'hypothétiques donateurs pour les mendiants, un public décuplé pour les danseurs, jongleurs, magiciens et autres artistes de rue. Les bas-fonds aussi y trouvaient leur compte : cette fois-ci, le roi ne mentait pas en se vantant de fédérer.
Le cortège passé, les spectateurs se dispersaient. Ils se laissaient errer dans les ruelles, s'offrant aux affaires de cette parade d'histrions et de vagabonds. Tandis que les uns ravissaient les citadins de leurs pirouettes, les autres ravissaient les bourses. Des pauvres serpentaient au milieu des proies et attisaient leur pitié. Une forêt de mains crasseuses se tendaient, se cachaient ou volaient de poche à poche.
Glissant à vive allure sur un singulier véhicule, un très jeune homme s'extirpait de la rue des Tisserands, fort encombrée. Assis au creux d'un landau de fortune composé d'une caisse de bois et d'un châssis métallique usé, tout son corps se tendait vers l'avant tandis qu'il fusait. Ses longues mains blanches partageaient la saleté des roues qu'elles actionnaient, en traversant des voies pleines d'immondices. Elles tremblaient, frêles, telles des feuilles livrées au vent, aussi éphémères que cet être fugace. Ses doigts habiles dirigeaient la chariote au milieu des passants. Les pavés cependant lui semblaient vibrer autant sous ses roues qu'au plus profond des muscles de ses bras. Les secousses galopaient dans ses jambes et remontaient par moments jusques à ses épaules. Il ne put éviter de heurter les chevilles de quelques citadins, lesquels eurent à peine le temps de pester contre lui qu'il s'éloignait déjà après de timides : « Oh, désolé… Pardon, M'dame… S'cusez, M'sieur »
Une fois tiré de cette foule, l'adolescent dut ralentir, freiné par une nouvelle vague de marcheurs. Son corps fluet comme une brise semblait aspiré par ces masses, pressé entre les unes et les autres, presque menacé de disparaître. Il gardait son visage baissé, essayant de poser son souffle et de masquer son angoisse alors que sa tête ovale ne dépassait pas la poitrine des valides. Il s'engagea dans un imbroglio de ruelles moins peuplées, pour arriver à un carrefour familier et rassurant.
Le garçon s'apaisa, jeta un coup d'œil en arrière pour vérifier qu'on ne l'avait ni repéré ni suivi, puis glissa discrètement dans la poche de sa veste rapiécée la bourse qu'il venait de dérober à la ceinture d'un bourgeois. Nul n'y avait prêté attention : il respira. La figure du maraudeur se détendit, retrouva la délicatesse de son expression sereine. Il essuya ses mains sur ses hauts-de-chausses défraîchis. Nerveux, son pouce vint frotter le coin de son nez, avant d'attraper à nouveau les roues du véhicule.
Calmé à présent, son attention fut happée par de joyeuses notes tirées d'une petite harpe, accompagnées d'une voix masculine qu'il connaissait bien. Ses yeux se dirigèrent vers l'endroit d'où provenaient les sons. Il avisa des citadins attroupés, à l'écoute de celui que le voleur s'attendait à retrouver ici. Il approcha sans bruit et voulut se fondre dans le groupe animé, avec la discrétion d'une ombre et l'agilité d'une souris, comme pour se protéger ainsi de tous ceux qui le regardaient de haut ou grimaçaient au grincement significatif de ses roues métallique.
Au milieu d'un cercle de spectateurs allègres, un énergumène tournoyait sur ses roues alertes et grattait énergiquement les cordes de sa lyre. Il chantait de coquines ballades, lançait aux quatre vents ses gestes comiques.
Sa morphologie retenait l'attention de celui qui le découvrait autant que son activité enflammée. Ses quatre membres grotesques et raidis, les uns tordus, les autres atrophiés, obligeaient sa corpulente personne à reposer sur un large fauteuil. Un ventre rebondi se déployait au pied de sa colonne vertébrale en virage, dont il accentuait la courbure. Cette espèce de créature baroque révulsait son public mais se rachetait en l'amusant bien davantage, par ces divertissements qui se délectent jusqu'à l'ivresse de ce qu'il y a de plus bizarre. Peut-être parce que cet infirme – véritable reflet de miroir déformant, pourtant bien en chair et en os – proposait à l'imagination un jeu original : que voyez-vous ? Quel animal vous évoque cette main contractée, qui termine un large bras bouffi ? Et cette autre crochue, à moitié retournée vers l'intérieur ? Ce pied gonflé ? Le mollet arqué de cette jambe plus courte que sa voisine ? À quel gnome, à quelle énigme avons-nous affaire là ? Le musicien était une farce vivante. Derrière des bésicles chaussées sur un nez tors et écrasé, ses petites billes marron jouaient également. Celles-ci roulaient, dansaient, sautaient, aussi rieuses que les individus desquels elles renvoyaient les regards. La couleur de ces iris les mariait au bouc qui ornait le menton de l'invalide, assorti à sa chevelure courte, follement ébouriffée. Au moins une harmonie au milieu de ce joyeux chaos. La tête ronde de l'homme affichait une mine badine, même lumineuse. Elle possédait Diable-sait-quoi d'étonnamment charmeur, dans ses yeux brillants comme dans son large sourire pourtant confus : égal au reste du corps, la moitié des dents ayant pris des libertés. Certaines manquaient à l'appel, tandis que les restantes étaient hideusement pointues et tordues. Dents de l'amer, ultime plaisanterie d'un créateur ivre ou rageur.
Quand le pâle voleur se joignit à l'assistance, le baladin lui jeta un clin d'œil, avant de lancer à l'auditoire sur un ton mielleux où suintait une ironie corrosive :
– C'est, paraît-il, jour de liesses en l'honneur du bon souverain ? Allons ! Si vous le permettez, il faut donc que moi aussi je chante louange au Grand Roi…
Depuis trois ans qu'il gagnait son pain en chantant par les chemins, l'histrion s'était construit une petite notoriété dans la ville. On aimait écouter cet excentrique troubadour, drôle, radieux et captivant dans sa disgrâce. L'homme variait les plaisirs : il préférait certains jours des numéros plus comiques ou théâtraux, qui rencontraient également un franc succès. Mais il offrit cette fois-ci une représentation lyrique.
Ce bricolage humain était une fête des fous à lui seul, habité par une excitation telle que sa raison ne devait pas être l'unique maître à bord. Le troubadour se mit à jongler de sa voix. Avec une habile légèreté, bouts-rimés, vocalises, variations colorées s'envolaient dans les airs. Son corps entier le secondait en cette danse : la lyre tenue entre ses cuisses, sa pince tordue chatouillait les cordes et s'y promenait allègrement ; sa main gonflée battait la mesure, suivie de sa tête, ou faisait effectuer des figures à sa chaise, avançant, passant d'une roue sur l'autre, tournant, reculant, tournant encore… Accompagné au refrain par l'auditoire gai et complice, il chantait :
Divin Bacchus et toi, Diogène !
Que vos jarres inspirent à Silène(6)
Quelques paroles point trop folles,
Faute de belles cabrioles,
En horreur de Der Ragascorn…
Hips... En l'honneur... d'un roi sans bornes !
Les roulades du chien des rues,
Acceptez, ô très grand Saigneur !
Que pour vous, ces pieds aient couru,
Permettez, ô très grand Saigneur !
À toutes les mouches du monde
Vous donnez leur pain de ce jour !
Ces êtres, grâce à votre Amour,
Festoient de carcasses immondes.
À vos échafauds ils ripaillent
Et prospèrent au champ de bataille.
Leurs danses sont une louange
Qui vous fête, ô très grand Saigneur !
Les plus humbles par vos soins mangent,
Je le chante, ô très grand Saigneur !
Non content de remplir nos panses,
Aussi bien, vous videz nos têtes.
Que de douleur lorsque l'on pense !
Communions au bonheur des bêtes !
Le respect de votre nom n'entre
Que par les bouches et par les ventres.
Qu'en un sujet laid et dément,
Vous daignez, ô très grand Saigneur,
Voir le plus franc de vos galants…
De basse-cour, ô très grand Saigneur !
Vous, sommités des sommités,
Incarneriez la vérité,
Que votre art mette sur la paille
– Des prisons – ceux dont les rimailles
Souillent par la contradiction
Vos idées, seule religion ?
Ou ont-ils donc tous trépassé
De honte, ô très grand Saigneur ?
Éblouis par votre succès
Si radieux, ô très grand Saigneur ?
Jusques aux confins de la terre,
Vainqueur, vous porterez votre ombre !
Est-ce afin d'offrir la lumière
À ces misérables sans nombre
que vous les jetez dans les liens ?
Généreusement – pour leur bien…
Votre gigantesque gosier
Est sans fond, ô très grand Saigneur !
On ne le peut rassasier,
Ô vorace, ô très grand Saigneur !
Le monde est rond, mais je sais que
Vous ne vous mordriez la queue :
Montant au Royaume des Cieux,
Vous remplaceriez même Dieu !
Et votre Empire, je le dis,
Sera pire que le Paradis !
Pardonnez-moi si je ne suis
À vos pieds, ô très grand Saigneur,
Pardonnez-moi si je ne puis
Les baiser, ô très grand Saigneur !
Au loin, en même temps que l'hymne de la gargouille vivante, on pouvait encore entendre la ronflante fanfare qui suivait les soldats royaux, et les acclamations destinées au souverain. Der Ragascorn fascinait les foules, mais l'invalide effronté également. Le second contre le premier. À armes différentes, ils se jouaient comme un bras de fer par le spectacle. Bientôt les duellistes s'attireraient l'un vers l'autre.
– Hourra ! Bravo, Lénius ! lui criait-on, comme il venait d'achever son air.
– Vive notre Silène roulant ! applaudissait le public.
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(6) - Dans la mythologie : satyre jovial d'une grande laideur, associé à l'ivresse et à la musique.
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