Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 5/8

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Le mendiant attendait en silence sous la lourde enseigne qui affichait en lettres colorées À la bombance ! Voilà quelques minutes que les neuf coups de la relevée s'étaient manifestés. Lénius apparut enfin. Sa face radieuse laissait entendre que ses gains de l'après-midi le satisfaisaient. À moins que ce ne fût la perspective de cette soirée qui le mettait en joie. L'ombre d'un sourire passa sur les lèvres de Tristan : il savait que cet établissement avait officiellement fonction d'auberge, officieusement de maison de plaisir. Le troubadour l'y conviait parfois. Lénius approcha et lança :

– Bon, bon, à présent le réconfort ! Après toi !

Quand les invalides entrèrent, les yeux étonnés ou choqués des clients de passage les détaillèrent. La lumière déclinante esquissait les silhouettes attablées. Tandis que des voyageurs épuisés dormaient déjà à moitié, bras croisés et menton posé sur leurs balluchons, d'autres attiraient les serveuses pour promener les doigts sur leurs formes engageantes. Un bourgeois s'épanchait en caresses le long des courbes d'une prostituée, à la chemise ouverte en une feinte négligence. On riait ici, on chantait là, on ronflait au fond. De toutes parts, les bouteilles de vin se vidaient, se renversaient sous les gestes brusques de buveurs écarlates. Tristan appréciait l'ambiance dynamique et la succulente nourriture de l'endroit, mais ne portait guère d'intérêt aux activités plus sulfureuses qui s'y déroulaient. Lénius, lui, nageait dans son élément.

La tenancière vint les saluer puis ôta deux tabourets d'une table massive, libérant la place aux sièges roulants. Ils commandèrent pour quinze rilchs un repas complet. Une fois n'était pas coutume. Grâce à la bourse subtilisée par Tristan et à la confortable recette du chanteur, ils pourraient également s'offrir un bon lit. Le voleur dégustait avidement un plat de sorets et un bol de soupe, le visage et les papilles ravis par ce dîner chaud. Ses yeux luisants s'arrêtèrent quelques secondes sur la porte qui menait aux chambres. Depuis son larcin du matin, il avait le cœur et l'esprit légers à l'idée de ne pas passer cette nuit dehors, au pied d'un édifice ou sous le pont, quoiqu'il y était accoutumé. Face à lui, le troubadour dépiautait le poisson de ses gros doigts vifs et enfournait de copieuses mouillettes, avant de savourer les oublies, sans omettre de se servir régulièrement du vin. Une des filles se rapprocha de lui.


– Holà ! Alors, ça va bien, M'sieur Lénius ? l'aborda-t-elle, familière.

– Comme à chaque visite, merci Una !

– Parfait ! En tout cas, avec le défilé on a un sacré monde ! À l'étage, c'est bondé ! Ça a été une riche idée de vot' part de passer réserver avant-hier. On a pu vous garder deux pièces du rez-de-chaussée. Tessy sera disponible d'ici une heure, glissa la serveuse au musicien, qu'un sourire de plaisir animait déjà.

L'intéressé surprit la mine étonnée de Tristan qui, immobile, le dévisageait.

– T'avais réservé si tôt ? Mais… J'ai eu mes sous ce matin, souffla-t-il avant de s'interrompre, gêné en s'apercevant qu'il venait de couper la parole à Una.

– Anticipation ! rit Lénius. Mon cher, je me doutais bien que nous nous ferions une belle somme aujourd'hui, grâce au triomphe du roi.

– Ah ! Merci, glissa le voleur, comprenant en creux que, même s'il n'était parvenu à dérober tant d'argent, son ami aurait réglé la soirée pour eux deux.

Un radieux sourire étira les lèvres de Tristan, satisfait de pouvoir participer. Il s'estimait déjà assez redevable, dépendant par son corps et ses professions.

– Et pour toi, charmant garçon ? lui demanda la prostituée en un regard doux, mais sincère, loin de son attitude commerciale aux fausses flatteries.

– Oh… Juste une couchette et de quoi faire un brin de toilette, s'il vous plaît, répondit-il d'une voix timorée, quasi noyée au milieu du joyeux tintamarre.

– Bon bah j'aurai encore essayé. 'Fin je comprends, joli comme t'es tu dois avoir d'jà ton bonheur, plaisanta-t-elle, faisant rougir Tristan. Terminez bien !

– Merci, conclurent-ils de concert.


Lorsqu'elle se fut éloignée, Lénius jeta au cadet un sourire en coin qu'il connaissait déjà : la marque d'une pointe d'envie à son égard et le reproche muet de sa réserve persistante. « C'est moi le monstre, et c'est toi qui te caches. Ha ! Tout ici-bas est définitivement absurde ! » le taquinait jadis le chanteur. Il avait fini par arrêter les frais et se contentait désormais de ce rictus ironique.

Le tandem demeura silencieux. La chanson de Lénius occupait encore l'esprit de Tristan. Mais le troubadour ne se confierait pas ici. Trop de monde. Ce serait peut-être pour le matin, quand les lieux auraient dégorgé et qu'il aurait passé son exquise nuit ? Ou pour Dieu seul savait quand… Lénius tenait toujours parole. Impossible cependant de parier sur le temps qu'il fallait patienter pour la voir respectée.

Les dernières bouchées disparurent. Les fonds des verres glissèrent le long des palais, en clôture du repas. Le prodigue musicien commanda une autre bouteille, à emporter. Ils s'essuyèrent sur la nappe et quittèrent la table. Après un salut, chacun gagna sa chambre en quelques tours de roues, l'un pressé de dormir, l'autre non.


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