Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 7/8
Il fallut de légers coups frappés à la porte de la petite chambre pour rompre les songes. Lénius rouvrit les yeux. Il chercha du bout des doigts ses bésicles sur un coffre, se les ajusta et fixa l'entrée pour inviter Tessy à les rejoindre. Elle approcha du lit et entreprit de soulever l'homme, manœuvrant au mieux afin de le soulager.
Le voleur recula et se retourna pudiquement le temps de l'opération. Il s'apprêtait à quitter la pièce mais le lourd fauteuil de son ami l'en empêcha : Tessy l'avait malencontreusement déplacé contre la porte pour accéder à la couche. Tristan se contenterait donc d'attendre près de la chariote voisine. Ses doigts tapotaient une mélodie imaginaire sur son genou, sur sa roue et sur l'accotoir de l'autre siège où ils avaient échoué avec sa pensée vagabonde. Les longs fuseaux blancs effleuraient un pan de la grossière toile qui recouvrait l'entier véhicule de Lénius, solidement maintenue par des attaches. Un haussement de sourcil marqua la surprise du garçon lorsque sa main palpa, à travers la housse, une curieuse rangée de billes, avant de ressentir comme du moelleux tout près des petites boules. Il s'immobilisa, son front se plissa.
Lèvres pincées, Tristan glissa un furtif regard par-dessus son épaule : le duo ne lui prêtait nulle attention, occupé au pot de chambre. Ses doigts habiles défirent aussitôt l'une des boucles et soulevèrent légèrement le voile. Il se baissa, observa à travers la fente, eut un mouvement de recul. L'accotoir offrait à ses yeux écarquillés un aspect incroyable : un coussin satiné, cousu au bois, faisait un confortable appui. Son vert sapin s'usait, néanmoins sa beauté demeurait saisissante, du moins pour le larron. Des perles rouges ornaient les bords et de discrètes broderies se déployaient sur le tissu. L'adolescent resta interdit, bouche entrouverte. Il se ressaisit cependant et resserra l'attache de la housse.
Une pointe d'amertume empêchait le moindre mot de passer les lèvres du garçon : Lénius se prétendait son ami ; un ami qu'il connaissait en réalité si peu. Son regard détailla froidement la chariote de haut en bas. Ainsi, l'aîné possédait non seulement un fauteuil – un vrai, pas une jatte ou un landau bricolé. Et lui qui, à côté, se déplaçait comme tous les invalides, du moins le croyait-il : en un moyen de fortune ! Mais maintenant le siège se révélait d'un raffinement suspect. Tristan se figura la somptueuse voiture dont il venait de découvrir un infime mais significatif morceau. Un ami… Un ami qui lui cachait des secrets aussi lourds que ce véhicule orné. Qui donc était Lénius et que dissimulait-il à tout ce monde dont il se jouait ? Sa haine pour le roi, son beau langage, sa riche assise… Un Grand ? Un Grand qui se serait déguisé en maraudeur ? L'envie amère remonta dans sa gorge. Lénius avait été éduqué. Et aimé, sans doute. Le mendiant ne voulut imaginer plus.
Il sursauta lorsque Tessy arriva auprès de lui afin de rapprocher la voiture du client qui, soulagé, attendait de mettre sa cape puis de se rasseoir. L'adolescent en profita pour glisser d'une voix fragile, serrée par le choc et un fond d'animosité :
– Bon. Je te laisse finir de te préparer, Lénius. J'y vais.
– Hein ? Soit, on… on se retrouve dehors dans ce cas… Mais… Y a-t-il un problème, Tristan ? réagit immédiatement le baladin, interloqué.
L'autre ne répondit pas et quittait déjà la pièce, saluant au passage la femme surprise par l'atmosphère devenue brusquement si froide. Elle n'osa rien demander.
Quand Lénius sortit, il roula vers le seuil de La Bombance, pensant y découvrir son ami. Personne. Una lui expliqua qu'il venait de payer sa part et de filer. L'homme sentit l'incompréhension lui nouer la gorge, employant toutefois bien des efforts à la cacher. Il régla, salua courtoisement les dames, puis s'éloigna. Les dents serrées, les mains crispées sur ses roues, il fusa à travers les rues à la recherche de Tristan.
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