Chapitre IV. Un "Instrument vivant" - section 2/5
Le haut portail sculpté se referma derrière ceux qu'il venait d'avaler. À peine le noble était-il sorti de sa voiture qu'un cortège de palefreniers accourut. Les domestiques tirèrent l'attelage jusqu'au cheptel mort, où s'alignaient à l'abri tous les équipages, des petites calèches aux carrosses d'apparat. Sans un mot pour ses subordonnés, le comte abandonna sa nouvelle acquisition audit Armand et se retira.
Celle-ci demeurait figée, yeux et bouche arrondis, devant cet incroyable château dans lequel jamais de sa vie il n'aurait cru entrer. Depuis son petit village, il n'avait vu que de loin le domaine des seigneurs. Le garçon impressionné fixait le gigantesque monstre carré tout de briques sombres et sanglantes, affublé de plusieurs ailes, véritables excroissances qui le dévoraient. Des dizaines de lumières animaient autant de fenêtres aux sculptures d'une complexité hypnotique, luisant comme d'orgueilleux regards. Ses yeux aussi captivés qu'apeurés se laissèrent happer par le luxe de l'édifice qui s'étirait vers le ciel. Si la base la plus datée de la demeure, austère et martiale, semblait ne pas plaire outre mesure au comte à en croire l'entretien a minima, les attrayants ajouts apportés aux flancs plus récents avaient de quoi ravir. Assortis aux balustrades, frontons et linteaux de portes, colonnes élancées et vastes fenêtres reflétaient la vie paisible, festive et opulente que menait la maisonnée. Des plantes grimpantes achevaient d'orner cette vitrine et des balcons en marbre rougi écrasaient l'esclave du poids de leur ombre. L'oppressante nausée succéda à l'émerveillement.
Il n'eut pas le temps de contempler davantage les façades : brusquement poussé à l'épaule, il comprit qu'il devait emboîter le pas à son propriétaire. Il traversa la cour pavée et de longues allées menant au versant utilitaire du domaine. Percevant le pas mal assuré de l'adolescent, Armand devinait que le décor l'intimidait. Parfait. Les pierres imposaient l'autorité de l'ancienne lignée.
Parvenu au jardin de commodités, le groupe arrêta sa marche sur un signe du laquais. Aussitôt, les employés qui s'affairaient les uns au potager, les autres au bassin, au puits ou à la pompe, cessèrent leur activité pour toiser et détailler le nouveau venu. Armand interpella la femme de charge, une personne effilée et énergique bien que plutôt âgée.
– Marthe, veuillez vous occuper de celui-ci, ordonna-t-il. Qu'il fasse le tour des lieux et apprenne ses tâches.
– Entendu.
– Esclave, tu es sous ses ordres, précisa l'homme en pointant la représentante intermédiaire de l'autorité. Tu te verras dirigé par elle, ou par les commis de niveau inférieur, exceptionnellement par le comte ou ses proches. Tu les dois appeler Maîtres. Compris ?
– Oui…
– Oui, Messire !
– Oui, Messire, murmura tristement le captif.
Sans davantage de cérémonie, le domestique tourna les talons et s'éloigna.
– Allez, suis-moi. Vite ! interpella Marthe, prenant le relais.
– Oui.
– Oui, Madame ! siffla-t-elle par imitation et en claquant des doigts.
Le garçon répéta d'un ton vide, frappé par l'attitude et les accents suffisants de ces deux employés. Cette femme surtout, à l'intonation et à la démarche souveraines, se montrait encore plus suffisante que les riches propriétaires pour lesquels elle travaillait.
Marthe l'entraîna jusqu'à une imposante porte latérale, décorée d'un splendide heurtoir et d'une chaise curule où étaient gravés les initiales de la puissante famille. Le binôme circula dans une grande partie du domaine, d'un pas rapide. Les lèvres tombantes de l'infâme et ses yeux embués, à demi clos, criaient sa fatigue grandissante. Il ressentait de violentes pulsations à ses tempes et dans ses jambes déjà courbaturées, encore tiraillées par ces deux journées dans l'affreuse cage à lapins et sa marche vers le château.
Il n'arrivait à écouter qu'à moitié les rares interventions de la supérieure, qui se résumaient à des indications ménagères. Une liste froide et ingrate des corvées qu'il aurait à effectuer à tel ou tel endroit visité. Ici, recharger régulièrement les réserves d'eau. Là, vider et astiquer les chaises percées. Frotter le carrelage. Brosser les pavés. Mener un circuit à travers les différents étages, armé d'un balai et d'un sac où entasser déchets, excréments, poussières et autres immondices. Il luttait au mieux contre son harassement en contemplant les boiseries aux sculptures élégantes qui défilaient à vive allure le long du trajet, ainsi que les planchers à caissons au-dessus de lui. Sous les rais du soleil caressant les élégantes rondeurs des piliers et des statues, ces figures s'animaient. L'esclave se serait laissé ravir par ces merveilles s'il ne devait avancer dans les pas nerveux de Marthe, et si la perspective des tâches ne ternissait sa fascination pour le château.
Dans le vestibule, son attention fut attirée par des voix précieuses. Entrèrent deux Dames de taille moyenne, une adolescente et une femme mûre aux cheveux châtains clairs, frisés, savamment décorés de perles. Le taffetas et le velours de leurs larges robes, couvertes de bijoux, captèrent son intérêt. Elles semblaient flotter, effleurant à peine le parquet brillant tant leurs pas étaient discrets. Les crissements de leurs multiples jupes superposées accompagnaient les mouvements du duo, qui discutait en traversant la pièce. L'esclave ne put s'empêcher d'observer et écouter. Il avait déjà noté l'accent qui seul distinguait la langue monbrinienne de celle d'Iswyliz, mais cette différence lui parut pompeuse dans ces riches bouches maquillées. Un coup brusque contre sa nuque et un signe de Marthe lui ordonnèrent de se mettre à genoux sur leur passage, elle-même pouvant se contenter d'une brève révérence. Il serra les poings et obéit. Plier les jambes et courber le dos ravivèrent la douleur qui parcourait ses membres. Il retint le réflexe de porter sa main crispée à son épaule droite que dardait sa brûlure mordante, avant de glisser un regard à peine perceptible vers les maîtresses.
– Les bosquets que Prosper vient de commander pour les jardins de plaisance sont à ravir, disait la femme mûre à la taille très fine, à la peau laiteuse et aux formes enrobées vêtues de pourpre aux broderies d'or.
– Oui, Père a eu fort bon goût. Ces ornements éveillent en moi des rêveries qui noircissent déjà les pages de mon journal, affirma la pâle demoiselle.
L'esclave avala amèrement un peu de salive. Père… Il songea au sien, emmené Dieu sait où. Un frisson lui parcourut l'échine. Dans quel état se trouvait-il ? Comment le traitait-on ? Pouvait-il rêver de le revoir un jour ? Marchant dans sa direction, la jeune fille s'éventait nonchalamment et poursuivit de sa voix douce :
– Quelle peine, cependant, que tant de charme pastoral se trouve en partie ruiné par la présence de ces pauvres cloaques qui ont récemment poussé à quelques coudées seulement de notre grille. Je me désole chaque jour encore de cette nuisance sauvage. La prévôté ne peut-elle mieux séparer les quartiers ? Ce sang, et toute cette saleté ! Même éloignée, quelle gêne !
– Je ne le sais que trop, ma fille, compatit la femme qui agitait son mouchoir brodé comme pour chasser les dégoûtantes visions. Sachez que cela fait déjà une semaine que je m'en suis plainte aux autorités. Scandaleux.
– Oh ! Mais regardez plutôt ! coupa la demoiselle, arrivée juste à côté de l'esclave sur lequel elle posa ses yeux bleus en amande. C'est là le nouveau que Père vient d'acquérir ?
– Assurément. Hum… Oui, bien, bien.
L'inspection de Madame de Monthoux à l'égard du captif fut brève. Un simple haussement de sourcil approbateur s'ensuivit. La future comtesse prit davantage son temps. Elle aimait observer. Toujours froidement néanmoins, avec l'orgueil de son rang prestigieux. Le garçon eut le loisir d'apprécier mieux le maintien de l'aristocrate d'environ quatorze ans. Pas très haute, mince et dénuée de rondeurs, aux traits de visage banals quoiqu'assez doux mais rehaussés par une gracieuse gestuelle. Les châtelaines s'éloignèrent sans davantage d'attention pour les membres du mobilier.
– Mère, je suis si heureuse de partager cette journée en votre compagnie ! Ces instants privilégiés sont rares ! Que ne nous voyons-nous davantage…
– La vie mondaine est fort prenante. À votre tour, ma chère, vous apprendrez sous peu combien femme doit œuvrer chaque jour pour se faire sa place au milieu des beaux esprits, si elle désire un tant soit peu de reconnaissance et d'émancipation, enseigna l'adulte sur un air évasif et vaporeux.
Les maîtresses disparurent hors de la salle. Marthe autorisa l'esclave à se remettre debout. Ils poursuivirent la visite. L'infâme essayait de rester concentré : il devait tout retenir afin d'éviter le moindre ennui en servant correctement. Une expression lasse et absente alourdissait de plus en plus ses traits. Hébété, ballotté comme un paquet d'un bout à l'autre du château, il sentait sa tête tourner et cogner au rythme des aigreurs qui par vagues lui serraient l'estomac.
Des aboiements et un joyeux vacarme réveillèrent son attention alors qu'il traversait une galerie de portraits. Il regarda par la gigantesque fenêtre à sa gauche et découvrit deux damoiseaux, qui venaient de débouler en trombes dans la cour principale, accompagnés de luxueux chiens de chasse. Montés sur des bottes à talons hauts, vêtus de culottes bouffantes et de pourpoints aux teintes lumineuses, les Messieurs paraissaient jeunes quoiqu'ils portaient déjà de sévères collets et cravates. Probablement les frères de l'adolescente. Gardant toujours une fière main gantée à leurs épées, ils couraient amusés vers la porte, semblant se défier à la course. Les basques des justaucorps volaient autour de leurs hanches, aussi vivement que les panaches des feutres qui chapeautaient de longues crinières à vaguelettes blond cendré. Ils entrèrent et confièrent à trois laquais, qui les attendaient, leurs courtes capes et les animaux en laisse. Le maître d'hôtel vint chercher le gibier, qu'un tandem de valets portait derrière ses patrons. L'esclave n'eut pas le loisir d'en observer davantage : un raclement de gorge puis un geste autoritaire de sa supérieure lui commandèrent d'achever leur tour.
Ils pénétrèrent dans la laverie, une sombre pièce chaude et humide, point final du trajet. L'endroit était encombré d'une quinzaine de déguenillés aux mains rougies et craquelées. D'autres esclaves sans doute. Des hommes vidaient des vasques d'eau qu'ils devaient faire chauffer. Des femmes décrassaient des tas de draps, qu'elles pressaient avec effort au fond d'un cuvier bouillant. Certaines repassaient des tissus fins, avant de les plier en une vive cadence. D'autres enfin nettoyaient les chiffons utilisés pour le ménage et se débarrassaient des eaux noircies dans les trous de retrait. Marthe abandonna l'esclave à la direction d'une lingère, après avoir seulement précisé au garçon :
– Tu viendras me voir à la souillarde chaque matin à la sixième heure, puis à la prime de l'après-midi, à la fin de ta ration, pour que je te détaille tes tâches de la demi-journée. Vu ?
– Oui… Oui, Madame…
Elle s'éloigna. Sans tarder, on confia déjà au garçon un joug, deux grands seaux crochetés à celui-ci, et la mission d'effectuer quelques allers-retours au puits.
* * * *
Dix coups résonnèrent, depuis l'horloge qui trônait au cœur de l'aile fonctionnelle du domaine. L'esclave était occupé à la corvée de vaisselle. Lorsqu'il eut fini sa part, un employé lui donna sa pitance du soir, puis lui dit de rejoindre ses semblables au dortoir, dont il indiqua le chemin.
Il venait de descendre l'étroit escalier froid qui y conduisait. Cette fraîcheur ne s'avérait pas désagréable en l'occurrence, après de laborieuses heures de transpiration en ce début septembre encore estival. Il découvrit une dizaine de corps affalés presque les uns contre les autres sur les dalles du sous-sol, bougeant à peine, comme déjà endormis.
L'infâme s'installa timidement au creux d'un espace laissé inoccupé, probablement pour lui et les derniers esclaves ne devant pas tarder. Son regard balaya ces gens qui l'entouraient, ne parvenant pas toutefois à bien discerner leurs visages. Il aurait voulu établir le contact avec ses compagnons d'infortune. Cependant il ne savait quoi leur dire, et ceux-ci souhaitaient sans doute dormir. Ne pas les gêner. Lui-même sentait ses yeux tomber de fatigue. Il se mit en boule et ferma ses paupières. Mais la décompression s'installant, l'angoissante solitude, le désespoir dû aux pertes successives de ses proches, la colère enfin, toutes ces émotions purent librement l'envahir. L'éprouvante journée ne leur en avait pas laissé le temps, outre durant la vaisselle aux mouvements mécaniques. Il avait crispé les poings et retenu ses larmes en frottant les plats. À présent, l'esclave était submergé. Il serrait les dents d'une force cruelle pour s'interdire de fondre en pleurs. Cet exercice lui fit pousser de brèves suffocations discrètes. Soudain, il sentit sur son épaule gauche de légères tapes amicales, qui se voulaient réconfortantes. Celles d'un homme, sans doute. De l'autre côté, une tendre voix féminine chuchota :
– Hé… Comment est-ce que tu t'appelles ?
– J… Jérémie. Et toi ? demanda-t-il comme dans le vide, sans voir celle à qui il s'adressait.
– Leïù, souffla-t-elle avant un court silence. Dors, Jérémie. Dors bien.
– Leïù… Merci, toi aussi, murmura-t-il d'une voix traînante d'épuisement.
Les pas lourds d'un dernier esclave venant se coucher se firent entendre. Puis plus rien. Il finit par se laisser très vite, malgré tout, gagner par le sommeil.
* * *
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