Chapitre 25A: mai - juillet 1775
Me voilà, ce trois mai, à vingt – cinq ans, majeure d'après la loi du royaume de France. Cela ne changerait rien à ma vie puisque je resterais sous l'autorité de mon époux, mais juste l'idée d'avoir vingt – cinq ans me plaisait. J'avais envie de danser, chanter, m'amuser, de m'échapper de mon foyer, bref, revenir à l'insouciance de ma jeunesse. Ce fus bien difficile puisque je retombais enceinte en mai, juste six mois après la naissance de Simon. Mon petit garçon commençait à vouloir bouger. Libéré il y a peu de ses mailles, lorsque l'on me mettait sur le ventre il se retournait sur le dos et inversement. Il relevait aussi bien sa tête, mais bavait beaucoup à cause de ses dents qui perçaient ses gencives roses.
Gustavine savait à peu près lire et écrire, ravie de son école, de ses amies, qu'elle inviterait prochainement à la maison. Quant à moi, je tentais de m'occuper des enfants qui grandissaient vite, d’abord mes deux fils de six mois et presque deux ans, mon neveu aveugle, ma nièce de quatre ans, et mes deux belles – filles.
La maison où nous vivions, un peu isolée du village, se trouvait le soir dans une ambiance plutôt glauque, et de surcroît je n'aimais pas trop me coucher tard, j'avais peur. Le soir nous nous endormions avec le soleil, relativement tard l'été, beaucoup plus tôt l'hiver. Parfois le soir je m'asseyais à la petite table près de mon lit et j'écrivais, mon journal parfois, mais le plus souvent des lettres que je ne posterais jamais à Mathurin, France, ma maman ou encore Camille. Parfois lors des longues soirées d'hiver, je lisais des histoires aux enfants près du feu crépitant de la cheminée. Il leur arrivait de tellement se prendre au jeu que parfois ils allaient se coucher terrorisés ou subjugués par ce que je leur avait lu.
La maison comportait un grenier, mais une petite voix dans ma tête m’avait toujours interdit de m’y rendre, se souvenant sans doute de l'histoire de la vieille dame et son chien, dans ma jeunesse, qui m'avait fait frémir. Une après – midi, alors que les enfants faisaient la sieste tous ensemble dans mon grand lit, je les avaient dessinés tant ils étaient beaux tous les quatre. Caroline, Malou et Michel dormaient tous l'un près de l'autre tandis que j'avais délicatement posé Simon sur lui, beau tableau d'une famille recomposée. Léon – Paul lui ne dormait pas, cela aurait été trop beau pour être vrai, il riait avec moi en tentant de ne pas faire de bruit comme je lui avais appris.
Je me décidais à monter au grenier avec lui, le tenant dans mes bras dangereusement tandis que je montais l'échelle, et éternuais une fois arrivés en haut, l'air étant saturé de poussière. Mon petit bonhomme aux boucles rousses couru aussitôt que je le déposais sur le sol vers un tas de vieux vêtements, chapeaux et écharpes, il éternua lui aussi, et enfila une écharpe, un chapeau, avant de courir vers une caisse de vieux jouets. Il déballa avec énergie des toupies, soldats de plomb, mais ce qui l’intéressait se trouvait au fond de la caisse. Il sortit avec de la poussière des crayons de couleurs, une poupée de porcelaine cassée et un morceau de tasse de thé brisée, que je lui retirais vite pour ne pas qu'il se coupe. Après l'avoir regardé sous toutes les coutures, soulevé sa robe pour savoir ce qu'il y avait en dessous et démonté sa tête, il abandonna vite la poupée.
Je laissais mon petit garçon chapeauté et si beau avec son écharpe bleue a ses crayons de couleur, et je lui promettais une feuille vierge pour qu'il dessine, et fouillais les caisses à mon tour.
Dans de grandes malles, des livres d’un siècle fort abîmés, un arbre généalogique non terminé, des dessins d'enfants signés, et tout un tas de vieux papiers tâchés par l'humidité et grignotés par les souris. Après avoir entendu Simon pleurer en bas, je gardais les deux livres qui m’intéressait et redescendais avec Léon – Paul, son écharpe pleine de poussière, son chapeau et bien sûr ses crayons de couleur.
Aussitôt arrivés en bas, je nettoyais les fesses de Simon, le mettait au sein de sa nourrice et donnait à mon petit rouquin sa feuille de dessin tant promise.
Il y avait une chose dont je me trouvais particulièrement honteuse. Lorsque j'avais mes lunes, je devais me rendre au lavoir tous les matins pour nettoyer mes langes souillés de sang. Heureusement pour moi, mes grossesses rapprochées me laissaient six à sept mois de répit à chaque fois, mais entre les naissances, pour éviter le regard des autres, je me levais au petit matin, avec la plupart du temps un mal de ventre terrible, pour aller frotter mes langes dans le froid alors que j'aurais préféré dormir. Toutes les femmes avaient la même idée que moi, les plus pudiques se rejoignaient vers six heures, pour nettoyer le fruit de leur féminité, rougir leurs mains du sang impur des indispositions, rougir l'eau du bassin, leurs joues rougissaient lorsqu'elles devaient exposer aux autres femmes ce qu’elles lavaient, cela faisait beaucoup de rouge.
Dans le village, c'est comme cela que l'on repérait une femme enceinte. Soit en observant si elle venait à six heures au lavoir, soit en guettant son étendoir à linge, qui, s'il se vidait étrangement de tous ses tissus blancs, pouvait affirmer sans parole la grossesse de sa propriétaire. J'aimais aussi parfois, par méchanceté, quand je me réveillais à l'aube à cause des cris de Simon, me rendre au lavoir et les voir trimer, alors qu'enceinte je n'avais plus à me soucier de cela. Mon troisième enfant naîtrait normalement au mois de février 1776, j'espérais une fille, pour changer.
Ce mois de juin, alors que Léon commença à se plaindre de la distance entre Paris et Montrouge, j'eus un espoir. En effet, du lundi au samedi, pour se rendre à son cabinet, il devait conduire la voiture pendant quarante minutes, ce qui l'obligeait à se lever vers six heures pour partir de la maison à six – heures trente. Une heure assez matinale, surtout qu'il fallait harnacher les chevaux. En effet, Léon possédait deux juments de selle de trois ans, qui avaient chacune une grande valeur, hébergées confortablement et dans ce qui servait auparavant de grange au propriétaire, juste à côté de la maison. Mon mari prévoyait de les faire saillir pour ensuite pouvoir vendre les poulains, il cherchait d'ailleurs ce mois – ci un étalon.
Certains dimanches après – midi au temps clément, après la messe, le repas et la corvée du linge, nous emmenions avec Léon les enfants en promenade sur le dos des juments Tentation et Ténèbres. Tandis que Simon et Léon – Paul restaient sagement auprès de la nourrice, Gustavine, Caroline, Michel et Malou profitaient de la douceur des juments tenues en bride. Je n'avais jamais vraiment aimé les animaux, mais ces deux - là possédaient un vrai bon caractère. A la fin de chaque balade, on leur accordait une pomme chacune, un bouchonnage appliqué avec de la paille, et quelques caresses.
Début juillet, pendant le bain de Léon - Paul, j’aperçus de petits boutons rouges sur son corps, qui n'avaient pourtant pas l'air de le gratter. Tout de même inquiète, je m’en allais chercher le médecin. Selon lui, après une inspection de mon fils sous toutes les coutures, il s'agissait d'une allergie au savon avec lequel je lavais ses robes et ses langes.
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