Chapitre 29D: juin 1780
Je ne sais pas ce qu'il lui prenait, mais alors que je pensais que mon mari avait définitivement abandonné l'idée d'un autre enfant, il se mettait à insister de nouveau, prônant les mérites de la famille nombreuse, insistant sur le fait que deux enfants, c'était trop peu, tant et si bien que je finissais par céder en le laissant revenir vers moi certains soirs, désemparée et priant pour que cela n'aboutisse pas à une grossesse.
La boîte de Léna gisait toujours dans ma chambre près de mon lit, et presque chaque soir où mon mari voulait me rejoindre, étant éclairé à la seule lueur de sa petite bougie, il se prenait les pieds dedans et manquait de tomber, aussi il s'exclamait toujours, énervé :
—''Oh ! Mais quand débarrasserez-vous donc cette chambre de cette caisse encombrante et sans utilité !
Je riais toujours à ces propos, surtout quand il le disait juste après avoir manqué de tomber.
—''Cela vous fait donc rire, de me voir ainsi trébucher ? Répondait-il parfois à mes rires ironiquement.
Certains après – midi chauds où les enfants jouaient seuls ou dormaient, il nous arrivait de nous retrouver avec Gabrielle, comme deux amies adolescentes, allongées sur son lit, nous parlions de tout, presque sans tabou. C'était parfois drôle, mais quelques fois ce que l'une disait jetait comme un froid dans la pièce, et alors l'autre n'avait plus qu'à tenter de réchauffer l'atmosphère. Je pouvais aborder beaucoup de sujets et confier quelques-uns de mes secrets à mon amie, mais jamais je n'aurais parlé de celui très lourd qui concernait mon fils aîné, et pour lequel je risquais ma vie et la sienne.
J'avais beaucoup plus de pudeur qu'elle, et lorsqu'elle abordait des sujets délicats comme la sexualité ou mes relations intimes avec mon mari, je préférais changer de conversation. Cela donnait lieu à des moqueries de sa part, gentilles bien sûr, mais qui avaient le don de me mettre mal à l'aise. Gabrielle m'avait dit une fois où je ne voulais pas parler de ça :
—''Avec un tel tabou du sexe et des hommes, vous auriez dû rentrer dans les ordres Louise !
Je riais alors nerveusement, en repensant au tragique destin de Thérèse, la fille aînée de ma cousine.
Nos nouveaux voisins, dont la maison venait de finir d'être construite, arrivèrent ce mois de mai. Il s'agissait un couple et leurs cinq enfants, tout ce qu'il y avait de plus banal en 1780. Anne, la mère de famille, se rapprochait assez vite de moi, bavarde et énergique, nous fîmes rapidement connaissance, je le sais au détriment de Gabrielle que je sentais profondément jalouse. Les cinq enfants, quatre garçons et une fille, me parurent sages et impatients de se faire de nouveaux amis. Le petit dernier d'Anne n'avait que quelques semaines et c'est après sa naissance que son mari, originaire d'une petite ville près de Rouen où ils s'étaient mariés et où ils avaient eu leurs aînés, avait décidé que toute la famille déménagerait.
Ce n'est que le dimanche suivant, le premier que Anne passait à Montrouge, que Gabrielle éclatait. Je discutais avec Anne sur le parvis de l'église quand elle m'attrapa par le bras, énervée.
—''Que faites-vous Louise ?
—''Mais enfin ce n'est tout de même pas vous qui allez décider de mes fréquentations !
—''Alors moi je n'existe plus pour vous, c'est cela ?! Mais vous me prenez pour qui Louise ? Pour un bouche - trou ?
—''Mais enfin Gabrielle nous restons amie… C'est juste que je fais connaissance avec Anne, ne montez pas sur vos grands chevaux !
—''Mais enfin moi je suis quoi pour vous ?! Plus rien c'est ça ? Je vois bien que cette Anne est mieux que moi… Elle a une grande famille, elle est plutôt bien bâtie…
—''Arrêtez Gabrielle… Vous êtes la meilleure amie que je n'ai jamais eu… Jamais je ne vous laisserait tomber… C'est promis, désormais je ferais plus attention à vous.
—''Vous promettez ?
—''Mais oui je promets.
Gabrielle m'enlaça tendrement, c'est idiot mais j'avais parfois l'impression d'avoir de nouveau quinze ans.
Léon – Paul rentra ce dimanche après - midi avec un œil poché au beurre noir, et moi, folle d'inquiétude sur ce qui aurait pu lui arriver, je me précipitais sur lui.
—''Oh mon dieu… qui vous a fait ça mon chéri…
—''Cela n'a pas d'importance maman, je suis juste tombé.
—''Mais enfin que me racontez-vous… votre œil est tout noir et tout gonflé… vous ne vous êtes quand même pas fait ça tout seul ?
—''Ne vous inquiétez pas pour moi… C'est juste Pierre…
—''Mais enfin dites-moi ! Qui est ce Pierre ? Ne me dites quand même pas que c'est le fils de Anne…
Si Léon – Paul refusa de m'en dire davantage, le soir venu son père exigea sévèrement des explications. Mon fils se livra alors timidement à nous deux.
—''On s'est battu avec Pierre…
—''Mais pourquoi ? Vous avait -il fait du mal ?
—''Il s'est moqué de moi sur ma couleur de cheveux. Il m'a traité de tous les noms… maman…
Mon fils de six ans et demi pleura longtemps sur mon épaule. Comme il nous était insupportable de savoir les brimades subies par l’enfant, mon mari proposa d'aller voir personnellement les parents de Pierre le lendemain soir. J'étais inquiète, j'avais peur que Anne ne se retourne contre moi.
Léon rentrait le soir suivant l'air serein, et alors que j'attendais qu'il me parle de sa discussion avec Anne et son époux, il décacheta deux lettres nouvellement arrivées et s'installa confortablement dans son fauteuil pour les lire. Curieuse et impatiente, je finissais par laisser ma soupe pour recueillir des informations.
—''Alors ? Vous avez été parler aux parents de Pierre ?
—''Oui… Me répondit -il en levant le nez de sa lettre.
—''Et que leur avez-vous dit ?
—''Que leur avait vous dit… Qu'est - que je leur ai dit… Et bien je leur ai dit de surveiller leur fils pour qu'il ne s'avise plus de recommencer. Mais il faut aussi dire à Léon – Paul que la violence est plus encore inadmissible que les insultes. Pierre a sans doute commencé avec les moqueries mais Léon – Paul l'a tout de même sérieusement amoché. Il n'y a qu'à voir ses bleus au visage pour comprendre.
—''Pierre n'avait pas à se moquer de Léon – Paul. Il a cherché la bagarre.
—‘’ Écoutez Louise, l'éducation que vous donnez à Léon – Paul passe aussi par l'apprentissage des mots et la non-violence. C'est comme ça. Pierre n'avait pas plus raison en insultant Léon – Paul que Léon – Paul avait d'en venir aux mains.
L’œil poché au beurre noir de mon fils passa par le bleu, le violet, il devint vert, jaune et se résorbait complètement au bout d'une dizaine de jours. Impressionnante et douloureuse pour lui, la blessure n'était cependant pas grave.
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