Chapitre 31F: décembre 1782
Léon parvint rapidement à vendre notre grande maison, à un riche acquéreur qui profiterait du prix très bas auquel nous l'avions cédé pour tout raser et construire sur le terrain des immeubles. J'étais particulièrement triste que notre belle maison soit détruite, mais c'était la seule personne qui avait accepté de nous l'acheter si vite. Après maints trajets jusqu'à l'appartement pour rapporter les affaires, mille marches montées et autant descendue, et deux chutes dans les escaliers les bras chargés, qui ne causèrent aucune blessure grave, nous dîmes adieu à Montrouge, notre maison, notre bourg qui avait abrité neuf ans de notre vie. Je priais encore une fois sur ces petites tombes, celles de Simon, Caroline, Michel et Louise, que jamais je n'oublierais, et puis j'enlaçais longuement Gabrielle, avec laquelle j'avais tant vécu, tant de souvenirs, de larmes versées ensemble, et François, son petit bonhomme de sept ans qui n'était plus tellement petit à présent.
Après un dernier regard à notre chère maison, nous partîmes tous cinq pour un ultime voyage. Gustavine câlinait André qui râlait entre deux soubresauts de la voiture, le mois prochain serait célébré son deuxième anniversaire, mais il était trop jeune pour manifester une hâte quelconque. L'appartement, situé au deuxième étage d'un immeuble qui donnait sur le boulevard, était vite adopté par André, qui dès son premier pas dans son nouveau logement, s'étala par terre, les pieds dans le tapis. Il pleurait ses larmes de crocodile, je riais en m'agenouillant pour pouvoir le consoler.
— Dites donc vous arrivez bien vous ! Venez là… Oh mon chéri… La vie n'est pas facile… N'est - ce pas ? Chut chut. Allez, c'est fini bonhomme.
J'essuyais de mon pouce la petite larme qui restait sur sa joue et l'embrassais sur le front, pour clore ce premier épisode difficile. Je redoutais de dormir avec Léon, pour la simple et bonne raison qu'André ne pourrait plus venir me voir la nuit s'il avait peur. Je me disais que Malou et Gustavine pourraient le consoler, mais rien ne valait l'affection d'une mère pour son enfant. À peine étions arrivés, que Léon partait déjà pour la librairie, désormais, ce serait notre gagne-pain.
Le logement comptait seulement trois pièces, je pouvais seulement me dire que chacune d'elle était plutôt spacieuse, si je ne voulais pas étouffer. Comparer Paris à Montrouge aurait constitué une folie, même si je ne pouvais pas m'empêcher de le faire. À Paris par exemple, je devais accompagner André s’il voulait aller jouer dehors, même Malou ou Gustavine, si l'une d'elles voulait effectuer une course, se rendre à l'église pour prier ou voir leurs amies alors qu'à Montrouge, elles faisaient chacune de ces choses seules depuis des années. À Montrouge, les enfants allaient à l'école tous les jours, alors que je devrais leur donner des leçons particulières, enfin, si Malou y mettait du sien, parce que pour le moment, elle se disait plutôt qu'elle arrêterait l'école suite à ce déménagement. À vrai dire, ce n'était pas forcément faux, dans le sens où même si j'avais de bonnes intentions, à douze ans, si elle ne voulait plus apprendre, ce serait tant pis pour elle. À sept ou huit ans, mon discours aurait été bien différent, mais dans cette situation, le principal était qu'elle sache lire, écrire et compter jusqu'à vingt.
Le soir même, mon fils refusa de dormir avec Malou et Gustavine, il pleurait, se relevant à chaque fois de son lit, tapant du pied et criant en me réclamant. Après une, deux, puis trois gifles de son père, celui - ci prenait la décision de fermer à clef la porte de sa chambre, en laissant bien sûr la clef sur la serrure pour les filles, de toute façon, il était trop petit pour l'atteindre et réussir à la tourner. J'avais un temps détesté Léon, cette méthode étant beaucoup trop sévère à mon goût, mais il finissait par s'endormir dans son lit, ce qui n'empêcha pas à la situation de se reproduire la nuit suivante, jusqu'à ce qu'il comprenne enfin, au bout de quelques autres nuits, qu'il n'aurait en aucun cas le dernier mot.
Contrairement à la maison de Montrouge qui était grande et dont en cas d'ennui la journée, on pouvait faire le ménage en tentant souvent en vain de nettoyer les plafonds, l'appartement était si petit que je pouvais passer mon après-midi, une fois, deux fois, à récurer les sols et à traquer la poussière qui à force, n'existait plus. Il n'y avait pas de jardin public près de chez nous, alors les promenades journalières se résumaient aux courses du samedi et à la messe du dimanche, les rues ne représentant aucun intérêt à être parcourues rien que pour marcher, les voitures roulaient trop vite, les rues étaient sales, il y avait parfois des rats, bref, tout était trop dangereux.
Nous n'avions pas pu assister au mariage de ma petite cousine, à cause du déménagement, j'y repensais soudainement, un jour triste et neigeux de janvier, où je m'ennuyais, assise adossée au mur, les jambes repliées contre moi, à regarder André jouer avec ses pieds. J'aurais pu rendre visite à Léon dans sa librairie, mais l'idée de voir mon mari aux affaires et de ne pas savoir quoi faire d'un petit garçon curieux tandis que je feuilletais des livres ne me plaisait pas. A Montrouge, j'allais laver mon petit linge chaque matin durant une semaine, une fois par mois, et je lavais celui de la famille le dimanche, tandis qu'ici, je n'avais d'autre choix que de stocker les petits linges souillés pour aller effectuer mon seul grand trajet de la semaine le dimanche après-midi. Je laissais André à Malou, tandis qu'accompagnée de Gustavine, je me rendais au fleuve de la Seine, pour faire ma lessive et celle de toute la famille.
Nos voisins, nous ne les connaissions pas, il y avait bien cette vieille dame, qui donnait un sucre à André à chaque fois que je sortais avec lui, mais j'ignorais son nom. Sans doute, l'immeuble comptait il quelques enfants de l'âge de Malou, mais ma nièce sortait très peu, préférant écrire des lettres à son frère, assise sagement à sa petite table près de la fenêtre de sa chambre. Après tout, il valait mieux en nos temps avoir une jeune fille qui ne sortait pas de l'appartement plutôt qu'une qui s'affriolait des garçons de son âge, que l'on devait sans cesse surveiller pour être sûr qu'elle ne fasse pas de bêtises.
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