Chapitre 32A: mai - juin 1783

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Pour la première fois depuis longtemps, j'avais un déclic le jour de mon anniversaire. Celui de mes trente – trois ans. Quand j'y repensais, la dernière fois que les deux chiffres de mon âge avaient été semblables, Camille était encore parmi nous. Il y a dix ans, ma sœur aînée nous quittait dans un dernier soupir, il y a dix ans j'épousais Léon sous la neige de Paris, il y a dix ans, je devenais maman pour la première fois. Ils se passèrent tant de choses cette année 1773, des événements qui me marquèrent à jamais.

Pour la première fois dans la vie d'André et ce mois de mai, Léon fit venir un peintre, pour nous immortaliser tous les cinq. Mon fils, fasciné par la fleur accrochée à la veste de l'artiste, ne cessait de geindre pour que je la regarde moi aussi. M. Duquesnois était patient, habitué à peindre les portraits de grandes familles, qui comptaient souvent des bébés et des enfants en bas–âge ne parvenant pas à rester calme plusieurs heures durant. Grâce à ma force de persuasion, et celle de mon mari qui se retenait de le gifler, il ne pouvait pas prendre le risque de voir son fils tomber en larmes et refuser définitivement de coopérer, nous parvînmes à le tenir sage durant l’heure de pose nécessaire. Une fois retravaillée par l’artiste dans son atelier, la toile nous fus rendue et accrochée dans le salon, au-dessus de la cheminée, mais il y avait quelque chose dans ce portrait qui me faisait penser qu’il n’était pas très réussi, sans que je ne sache expliquer quoi exactement.

Léon, ce soir-là, ouvrit cette lettre avec cette expression que je n'aimais pas, avec ce mélange d'inquiétude et de doute qui ne présageait que des mauvaises nouvelles. Il lisait rapidement, avant de s'adresser à moi, sans pour autant me regarder.

—''Mon père vient de tomber. Nous devons y aller pour le ramener ici.

—''Oh… Devons-nous tous y aller ?

—''Je pourrais y aller seul, mais je ne sais pas vraiment dans quel état il est. S’il ne peut plus marcher et que nous avons besoin d'être deux pour le porter jusqu'à la voiture, il serait préférable que vous veniez avec moi.

—''Et… ce serait quand ? Considérez que s’il a pu envoyer cette lettre, c'est qu'il va bien.

Mon mari, plongé de nouveau dans sa lecture, ne me répondait pas, mais je savais par logique que nous devrions y aller très rapidement, car le temps entre l'envoi et la réception de la lettre était déjà sans doute assez long.

Le lendemain matin, dès sept heures, Léon était sur le pied de guerre. Il m'attendait pour que l'on aille chercher son père, qui était sans doute mal en point depuis le temps. Je réveillais Gustavine pour la prévenir de notre départ et nous partîmes, tous deux, sous le frêle soleil de ce jeudi quinze mai. Léon mettait du temps à trouver l'immeuble, car il n'avait jamais effectué ce trajet depuis notre nouvel appartement, mais nous finîmes par arriver. Une fois là – bas, l'inquiétude monta en nous, Monsieur Jean - Paul Aubejoux n'ouvrait pas, malgré les coups répétés et acharnés de son fils sur la porte, verrouillée de l'intérieur. Une voisine de palier, une femme très simplement vêtue et aux rides qui creusaient son visage laid, s'interrogea sur notre présence.

—''Bonjour, excusez – moi. Le propriétaire est décédé il y a quinze jours et plus personne n'habite ici. Vous cherchez bien Jacques Chaput ?

Un sentiment intense de soulagement, mêlé à un étonnement, s’empara de nous. Léon répondait à la dame dans l'incompréhension.

—''Non. Non, non. Je cherche mon père, Jean – Paul Aubejoux, il était censé vivre ici.

—''Jean – Paul Aubejoux ? Il habite au deuxième étage, au numéro huit.

—''D'accord, merci madame. Riait-il tandis que nous montions les escaliers grinçant.

Nous fûmes cette fois reçu par mon beau – père, qui avait l'air d'être en forme, du haut de ses soixante – douze printemps. Il boitait un peu, mais nous n'eûmes malgré tout pas besoin de le ramener à la maison, en fait, je crois qu'il avait surtout besoin de compagnie. Je devais crier pour qu'il m'entende, assise sur une chaise près de lui, au fond de l'unique fauteuil du logement.

—''Que faites-vous de vos journées Monsieur Aubejoux ?

—''Oh, vous savez, la soupe, c'est déjà compliqué à faire pour moi, alors du choux…

—''Non, je demandais si vous vous ennuyiez ! Ennuyiez !

—''Ma petite Élise, vous m'ennuyez. Léon ! Demandez donc à votre épouse de me préparer la soupe pour ce midi. J'ai faim.

—''Père, il faudrait que vous veniez vivre à la maison, vous ne pouvez plus rester seul. Et puis elle s'appelle Louise, et elle ne préparera pas votre repas de ce midi. Je repasserais, c'est promis, reposez-vous et écrivez-moi. Nous y allons.

Nous quittâmes le logement de cette vieille personne qui n'avait pas perdu, malgré son âge avancé, ses habitudes machistes du temps où elle était mariée, contrairement à son audition. En dévalant les marches, je l'interrogeais, quelque peu inquiète.

—''Comptez - vous vraiment le faire venir vivre à la maison ?

—''Oui, si sa santé se dégrade. Les lettres, cela me paraît dangereux, car s’il lui arrivait quelque chose de grave, à cause de la lenteur du courrier, je ne serais prévenu que le jour de sa mise en bière.

—''Où dormira-t-il ? Sur le canapé ?

— ‘’ Écoutez Louise, nous n'en sommes pas encore là.

Quelques semaines plus tard, André était propre. Il avait, grâce à la patience de Gustavine, appris à faire ses besoins dans mon pot de chambre et le ranger correctement sous mon lit. Grâce à cet immense progrès, rapide et plutôt inattendu, je n'avais plus à nettoyer de langes souillés et puants par dizaines le dimanche, même s’il y avait bien sûr quelques accidents nocturnes au début.

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