Chapitre 32J: février 1784
A mon mari Léon ( 1741- février 1784)
Lorsque André me demanda pour aller faire ses besoins, au moins, dans cette campagne, je savais que je pouvais lui faire faire partout. Je me levais discrètement, en le tenant par la main, pour le conduire un peu a l'écart. Je lui apprenais a uriner comme un garçon, pas accroupi comme une fille.
—''Vous voulez de l'aide? Je tiens votre robe, allez-y. Ne mouillez pas vos chaussures. Tenez bien votre kiki, sinon vous allez en mettre partout. Voilà. Vous vous débrouillez comme un chef !
—''Unto eu pourrais le faire tout seul !
—''Bien sûr que vous pourrez le faire tout seul. Retournez voir votre père, je vous rejoint.
—''Non, veu rester avec maman.
—''Ce n'est pas une question. Filez.
Surveillant d'abord qu'André ne s'égarait pas, je m'éloignait moi aussi pour faire. Accroupie dans l'herbe, mes chaussures furent un peu mouillées, comme à chaque fois que je tentait de faire mes besoins dans la nature. L'imposante robe que je portais ne m'aidait pas, mais je parvenais toujours à me débrouiller. Les hommes avaient de la facilité pour faire ces choses là, debout, n'importe - où ou presque, en fait, il n'y avait que des avantages à être un homme. Ils ne subissaient pas les grossesses, les accouchements, l'éducation des enfants, ils n'avaient jamais leurs lunes, ils pouvaient hausser le ton lorsqu'ils le voulaient sans être giflés, et le plus souvent, ils choisissaient leur épouse.
Le soir, les hommes saouls qui avaient bus toute la journée s'étaient assoupis, y compris le marié, les enfants somnolaient assis près de l'arbre où ils avaient joués, et seules les femmes restaient éveillées. La nuit était tombée, et comme on avait mangé durant toute la journée, plus personne n'avait faim. Les nappes étaient tâchées de vin, remplies de miettes de pain, de morceaux et de trognons de fruits laissés, de pépins de pommes, elle était même trouée par les couteaux à certains endroits. Je commençais à avoir froid et André se plaignait qu'il avait sommeil, avachi sur mes genoux. Léon avait bu beaucoup de vin et je ne savais comment nous allions rentrer, si il ne me laissait pas prendre la voiture.
Heureusement, il était tellement rendu mort par l'alcool qu'il ne manifesta aucune austérité lorsque je me décidais à mener les chevaux. Encore aurait t-il fallut que je connaisse le chemin. Après quelques dizaines de mètres, dans cette campagne, et incapable de me repérer dans une telle obscurité, je décidais de me ranger sur le bas côté et d'aller dormir dans la voiture. Demain, Léon reprendrait la manœuvre, lui qui connaissait le chemin.
Je dormais depuis un certain temps lorsque j'étais réveillée par des voix masculines graves et des pas qui se rapprochaient. Effrayée, je ne savais quoi faire, pensant immédiatement à ces brigands qui agressaient les gens la nuit. Je tentais de réveiller mon mari, mais il dormait trop profondément. Je me sentais particulièrement vulnérable, surtout auprès des deux jeunes filles qui sommeillaient près de moi.
Les trois hommes, vêtus de cottes et de pantalons usés ouvrirent la porte d'un coup de pied, réveillant Gustavine, Malou et André, qui les fixait d'un regard affolé. Léon ne se réveillait pas, même si je priais pour cela à chaque cri qu'ils nous aboyaient.
—''Donnez moi l'argent! Tout votre argent! Vociféra l'un d'entre eux tandis que je ne le lâchais pas du regard.
Au bord des larmes, je cherchais quelque chose de valeur à leur donner, la montre à gousset que je tenais de ma tante, ma médaille de baptême, mais je ne voyais rien d'autre. Lorsque je m'apprêtais à leur tendre, Gustavine avait disparue, André me fixait d'un regard vide et Malou sanglotait.
Lorsque je l'entendais hurler et supplier depuis dehors, je me précipitais, mais Léon, qui s'était subitement réveillé, me repoussa vers la voiture. Un cri résonna. Puis d'autres hurlements se firent entendre. Gustavine était agenouillée près de son père, qui gisait sur le sol, dans une flaque de sang qui s'étendait. Ils n'avaient pas eu le temps de la violer, mais ils avaient tué son père. Effondrée par ce déchaînement de violences, par la vision de mon mari mort, je hurlais si fort que mon cri résonna dans tout ce silence, les chiens aboyèrent au loin et des nuées d'oiseaux s'envolèrent des arbres où ils avaient commencé leur nuit.
Poussée par une force surhumaine, je ramenais le corps de Léon à l'intérieur de la voiture, puis je retrouvais le chemin, après des heures d'errance dans cette campagne qui m'avait pris mon époux. Arrivée en ville, ayant perdue avec l'affolement toute idée de politesse, je poussais la porte de n'importe quel immeuble pour demander de l'aide, même si je savais qu'il était trop tard. Une femme en robe de nuit, alertée par les cris, descendait et m'aidait à transporter le corps jusqu’à chez elle, avant d'aller chercher un médecin. L'homme arrivait et sans même ausculter Léon, il signa le certificat de décès. J'étais veuve.
Le décès de Léon me bouleversa d'autant plus que André paraissait traumatisé. Stoïque, il ne parlait plus, restant seulement assis sur le canapé du salon, me fixant de ses yeux bruns, sans rien dire. Malou était celle qui s'en remettait le plus vite, tandis que Gustavine restait bouleversée, mais elle ferait son deuil pensais - je. André, lui avait en quelque sorte gravé cet événement dans son cerveau et ce n'était pas tant le décès de son père qui le bouleversait, mais la scène d'horreur, les cris, les pleurs, cette nuit - là.
Le corps de mon mari fut enterré après avoir passé quelques jours sur mon lit, où la famille vint se recueillir. Je dormais sur le canapé, bien sûr incapable de passer mes nuits auprès d'un cadavre, bien qu'il n'y ait plus de sang, ainsi vêtu de blanc, lavé et coiffé. Je ne voulais pas qu'André voit son père dans cet état, il était trop jeune et la mort avait été trop violente. J'étais bien sûr triste d'avoir perdu Léon, mais d'avantage inquiète de ne pas savoir comment vivre maintenant. Nous n'avions plus de revenu, même si la vente de la librairie nous assurait de quoi vivre jusqu'à ce que je trouve une solution. J'envoyais une lettre à mon fils aîné pour le prévenir que j'irais le chercher au couvent, cette idée me réjouissait particulièrement.
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