Marie - Madeleine ( 30 septembre 1785 - janvier 1786)

Le soir du premier janvier, mes deux fils agenouillés près du lit de Léon-Paul citèrent le prénom de leur défunt frère Émile dans leurs prières, avant d'aller dormir. Je faisais de même tous les soirs, pour m'assurer une bonne nuit de sommeil, pour que si jamais, je ne me réveillais pas, je parte au paradis.

La petite Marie-Madeleine nous quitta rapidement, une nuit de janvier, après deux jours de diarrhée et une forte fièvre. Elle n'avait que quatre mois.

J'avais déjà un peu ouvert les yeux ce matin-là, le soleil perçait a travers les volets clos. Lorsqu'une petite voix chuchotante qui me secouait les épaules achevait de me réveiller.

—'' Maman... C'est mon anniversaire aujourd'hui.

Je me relevais dans mon lit, et je le prenais avec moi.

—'' Oh mais non André... Vous vous êtes trompé d'un mois.

Il me montra le calendrier que je gardais sur ma table de chevet.

—'' Regardez maman. On est le 55 février.

—'' Mais ça n'existe pas ça, le 55 février, André. Regardez, le mois s'arrête le 29. Vous vous êtes né... le 25 février, regardez, ici. Il vous reste un mois a attendre avant vos cinq ans. Vous comprenez?

—'' Oui... J'ai faim maman...

—'' Laissez - moi m'habiller, je vais aller préparer votre déjeuner.

—'' Marie-Madeleine aussi a faim. Elle pleure maman.

—'' Mais non André, je vous l'ai déjà expliqué. Elle est morte. Dieu l'a récupéré. Filez.

Chaque jour jusqu'à son anniversaire, je lui montrais donc mon petit calendrier pour qu'il puisse constater et tenter de compter le nombre de jours qu'il restait avant ses cinq ans. Parfois, il se roulait par terre avant les repas parce-que je refusais de donner le biberon à Marie-Madeleine, mais une fois, ce fus vraiment compliqué. Il hurlait et se roulait par terre en sanglotant parce-qu’il ne voulait pas que Dieu le récupère, il ne voulait pas partir comme son père, ses frères, sa sœur ou sa cousine. Je le rassurait en tentant de lui expliquer simplement les circonstances particulières de ces drames, mais il était vrai que tout cela le perturbait beaucoup.

Nous prenions notre souper lorsque mon mari posa sa cuillère, et récupéra quelque chose dans sa main. Il venait de perdre une de ses dents. Les miennes n'étaient pas non plus en très bon état, il m'en manquait en souvenir des coups de mon oncle, et certaines, sans doute presque mortes, me faisaient parfois beaucoup souffrir. Le manque de courage d'aller voir le barbier pour me les faire arracher me faisait payer ma souffrance. André avait encore toutes ses dents de lait, alors que Léon - Paul avait cessé de les perdre depuis déjà quelques temps. Je ne me les lavais jamais, alors que certains conseillaient de se les frotter avec de la poudre de seiche aux propriétés fortement abrasives, ou même de se rincer chaque soir la bouche avec son urine.

Ce mois de janvier, Gustavine nous rendait visite pour la première fois depuis son départ. Elle était épanouie, satisfaite de son travail, et elle me parlait avec tact de son projet.

—'' Vous savez, mes patrons ont deux fils...

—'' Oui.

—'' Eh bien je voudrais épouser Étienne. Le benjamin des deux.

—'' Mais...

—'' Il m'a demandé ma main.

—'' Vous n'avez même pas vingt ans Gustavine !

—'' Je vous en prie... Acceptez... Et si j'accepte d'attendre encore un an avant les fiançailles?

—'' Mais votre formation?

—'' Je ne veux plus la faire. J'aime Étienne et je veux l'épouser.

—'' Bon... Voyez avec son père. Mais est - ce que vous vous rendez compte que c'est l'engagement de toute une vie que vous prendrez?

—'' Bien sûr. Je suis une adulte maintenant Louise.

Elle repartait toute heureuse chez ses patrons en me laissant une boule au ventre. Ne risquerait t-elle pas de regretter toute sa vie une décision prise aussi jeune? Comme je voulais qu'elle soit heureuse, et qu'après tout, je n'avais pas trop mon mot a dire, je ne m'y opposait plus trop.

André soufflait les cinq bougies plantées sur son gâteau en une fois. Un signe de chance, pour mon petit garçon qui remerciait d'abord Dieu de sa vie, et qui, depuis quelques temps, à la question de quel métier il voudrait faire plus tard, répondait ''Jésus Cri ''. Cela me faisait beaucoup rire, mais je le corrigeait chaque fois, en lui expliquant que ce n'était pas un métier, mais une figure importante pour nous tous.

Un soir, mon mari était tranquillement assis sur le canapé, je venais de lui parler du mariage de Gustavine, mais la conversation avait été coupée par mon benjamin. André l'avait repris sans crier gare, pendant que je faisait la vaisselle.

—'' Si Gustavine se marie, elle ne recevra plus le salaire qui nous fait vivre.

Je m'approchais, sans avoir trop entendu.

—'' Comment?

—'' Je disais, que si votre belle - fille se mariait, elle ne recevrait plus de salaire.

—'' Oh mais je n'y avais pas pensé a ça ! Oh non, il faut tout faire pour qu'elle ne l'épouse pas alors. Oh la, vous avez raison. Il ne faut surtout pas lui dire ça, expliquons lui simplement qu'elle est trop jeune.

—'' Nous avons encore de la marge. Riait-il en secouant les pages du journal qu'il lisait.

Dans les rues, le peuple se révoltait parfois, c'était les petits gens, qui, comme nous, payaient des impôts faramineux en ayant du mal a manger a leur faim. Lors de leurs manifestations, Léon-Paul s'asseyait près de la fenêtre et il les contemplait. Une fois, il m'affirma, quand je passais près de lui:

—''Moi, quand je serais un homme, je les rejoindrais pour les aider à faire tomber la monarchie.

—'' Vous me paraissez bien informé vous, vous lisez le journal?

—'' Oh, je le feuillette de temps en temps.

—'' Je ne veux jamais que vous lisiez, ni que vous disiez cela Léon-Paul? Vous m'entendez? Ces gens- là iront en prison sur ordre du Roy. Pour les plus chanceux.

—'' Et pour les moins chanceux? Me questionna t-il l'air inquiet

—'' C'est la guillotine. Cela dépend de son humeur du jour. Ne me regardez pas comme ça, je n'en sait rien en fait! On m'avait dit une fois, quand j'avais à peu près votre âge : pensez tout ce que vous voulez, mais toujours en silence. D'accord? Allez mon bonhomme, courage.

Le Roy avait tous les pouvoirs et jamais je n'aurai voulu que mon fils aîné ne se retrouve la tête sous la guillotine pour quelques paroles dites en l'air. Cela était arrivé, j'avais lu des cas de personnes comme moi qui avaient juste exprimées leur opinion, chez elles, en famille, et qu'on avait jeté en prison sur dénonciation, pour le restant de leurs jours.