Chapitre 46E: La Houblonnière
Comme nous ne vivions plus dans le même immeuble, et même pavée de bonnes intentions, je ne voyais plus ma belle – fille et ses enfants tous les jours. C'est ainsi que je partait le matin du trente août sans avoir pu leur dire au revoir. Le cocher chargeait la malle sur le toit, et je prenais avec moi le tableau si cher à mes yeux. Nous roulâmes toute la matinée sous un soleil écrasant, et une fois que nous eûmes réellement quitté Paris, il n'y avait guère plus que des champs de blé, des petits hameaux et des paysans. Nous nous arrêtâmes dans une auberge pour manger, le midi, et nous terminâmes notre voyage de douze heures sous la fine brise de fin de journée, derrière l'église d'un village où les robustes paysannes rentrant des champs portaient sur leur dos leurs nourrissons comme des ballots de paille. Le cocher déchargeait ma malle, et avec mon tableau sous le bras, je cherchais des yeux Léon – Paul, en sachant très bien la chance infime que j'aurais eu de le trouver ici. J'interrogeais donc le cocher.
—''Où habite monsieur Aubejoux ?
—''Dans la maison en face de vous. Je vous accompagne.
Avec une infime appréhension, je pénétrais après l'homme chapeauté par la porte ouverte de la maison. Ici, personne ne fermait jamais ses entrées, car tout le monde se connaissait et il n'y avait pas de voleurs parmi les villageois. Je retirais mon chapeau en apercevant de dos mon fils, qui brassait les cendres du feu de cheminée qui venait de s'éteindre. Le cocher revenait sur ses pas et frappait deux coups contre la porte ouverte du salon. Léon – Paul se retourna brusquement.
—''Maman ! Se dirigeait t-il vers moi et m'embrassant.
— '' Ça va mon fils?
—''Tout va très bien pour moi. Asseyez – vous donc. Il me servait un fond de boisson. J'ai appris que vous étiez dans une situation délicate à Paris ?
—''Qu'est ce que c'est ? Demandais – je en sentant.
—''Goûtez. Ah les parisiens je vous dit.
—''Tout s'est plus ou moins arrangé. C'est infecte...
Mon fils me faisait ensuite visiter sa petite maison. Nous montâmes un escalier, qui desservait un couloir et trois chambres. Il ouvrait d'abord une petite pièce où la fenêtre était grande ouverte.
—''Voilà mon bureau. J'ai oublié de fermer la fenêtre d'ailleurs.
Après l'avoir refermé, il me conduisait dans sa chambre, où il riait de ne pouvoir encore partager son lit avec personne, puis dans une autre pièce inutilisée et complètement dénuée de meubles. Enfin il me conduisait dans la chambre qu'il avait fait aménager pour moi, contre le mur, un lit simple, au dessus Jésus qui veillait, une petite coiffeuse et une armoire bancale un bout de bois sous un pied. J'y déposais mon encombrant tableau et nous descendîmes pour nous rendre jusqu'au cabinet qu'il occupait au centre du village, près de l'église. Cette fois, la porte était fermé et à double tours. En ouvrant, mon fils m'expliquait.
—''C'est pour éviter que les badauds pleins de bonnes intentions ne viennent se servir dans mes stocks de breuvages et produits pour se soigner seuls et ne pas payer de consultation. Souvent après ça, ils n'ont effectivement plus besoin de venir chez moi, mais ils gagnent un aller sans retour chez l'ébéniste pour leur cercueil.
Mon fils ouvrit la porte sur une pièce remplie d'étagères où étaient entreposés jusqu'au plafond des dizaines et des dizaines de bocaux soigneusement étiquetés et poussiéreux. Il grimpa sur l'échelle et m'en montra deux.
—''Arsenic et cyanure. Mes deux produits les plus efficaces. En revanche, ils tuent aussi bien qu'ils guérissent.
—''Que peut t-on guérir avec l'arsenic ? Je pensais qu'une goutte pouvait tuer un homme.
Il reposait les bocaux à leur place avant de descendre.
—''Oh non, n'importe quel poison n'est nocif qu'a une certaine dose. Deux gouttes d'arsenic diluées tous les jours pendant trois mois dans un verre d'eau permettent d'apaiser les maux de poitrine.
Nous passâmes dans la pièce d’à côté, où mon fils recevait ses patients. Un endroit exigu, meublé d'une armoire à glace, d'une petite commode et d'une table d'auscultation, où il pratiquait même parfois des opérations.
—''Une fois, j'ai reçu ici une dame grosse de neuf mois qui souhaitait une césarienne simplement parce-qu’elle ne se sentait pas capable de sortir son enfant par les voies naturelles.
—''Et alors ? Qu'avez – vous fait ?
—''Je l'ai renvoyée chez elle car je ne pratique les césariennes que sur les expirantes. Il a fallut attendre trois jours qu'elle ne meure pour lui donner ce qu'elle voulait, et sortir de son ventre l'enfant mort.
—''Ah oui… Consultez – vous le plus souvent à domicile ou en cabinet ?
—''A domicile, car on me sollicite le plus souvent pour des malades déjà très mal en point, des gens pour lesquels on ne sait plus quoi faire. Le cabinet ne me sert que pour avoir un pied a terre, un endroit où les gens savent où me trouver, où garder quelques jours un enfant varioleux, qu'il ne contamine pas ses frères et sœurs, ou un tuberculeux mourant en attendant de pouvoir l'enterrer.
Nous sortîmes ensuite du cabinet, et nous rentrâmes à la maison, où je m'installais dans la chambre arrangée pour moi. Quant à Léon – Paul, il consultait jusqu'au soir. Après un dîner composé de pommes de terres et de saucisses pris en compagnie de mon fils, j'allais me promener dans le village qui me rappelait Montrouge en beaucoup plus petit. Je devais avoir l'air d'une parfaite citadine avec ma toilette colorée, et mon chapeau, devant les paysannes en robe de toile usée qui battaient leur linge en rythme en essuyant de leur manche la sueur qui coulait sur leur front. J'allais prier à l'église et j'allais visiter la boulangerie, la cordonnerie, la mercerie et l'ébénisterie. On me regardait, parfois avec mépris, souvent avec bienveillance, dans les villages, tout le monde se connaissait et l'arrivée d'une nouvelle personne suscitait les interrogations. Je l'avais bien compris lorsque nous nous étions installés à Montrouge en 1774. Si la première année avait été difficile pour moi, nous y étions tout de même resté neuf ans.
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