Chapitre 46J: médecin
Un jour neigeux où je dévorais allongée sur mon lit un ouvrage dégoté dans le salon de l'hôtel, des cris répétés depuis dehors attirèrent ma curiosité. Un très jeune garçon vendait des journaux à la volée en attirant la foule pressée vers lui. J'ouvrais la fenêtre malgré le temps glacial.
— Service militaire obligatoire à partir du cinq septembre ! Achetez la gazette de Paris pour en savoir plus !
Il répétait ça en boucle en adressant ses journaux aux passants qui, soit lui tendait une pièce en s'en emparant, soit l'ignorait en baissant les yeux. Je m'apprêtais à descendre, mais je me disais que Léon – Paul l'achèterait en rentrant ce soir, si le vendeur était toujours là. Sans que je n'en doute, il débarquait dans ma chambre en me montrant l'article qui évidemment, occupait deux pleines pages. Tous les hommes célibataires de plus de vingt – cinq ans citoyens français devraient partir pendant cinq ans pour servir les rangs de Napoléon, en manque crucial de soldats.
— Il faut que j'épouse Marie avant cette date, sans quoi je serais bon pour cinq ans d'enrôlement.
Je comptais sur mes doigts.
— Vous aurez plus de vingt - cinq ans le cinq septembre. Cela ne sert à rien de vous dépêcher.
— Oh, vous savez maman, ils respectent les lois à la lettre seulement quand ça les arrange. S'ils leur manquent des soldats, ils n'hésiteront pas à aller chercher chez les catégories plus âgées. Ma seule assurance de ne pas y aller, c'est de me marier.
— Avez – vous hâte de l'épouser ?
— Oui, assez.
Le quinze février en fin d'après-dîner, il revint victorieux, son sésame dans la main.
— J'ai mon diplôme maman ! Je suis véritablement médecin à présent !
Je l'embrassais.
— Félicitations Léon – Paul. Je suis très fière de vous, même si vous étiez déjà un excellent docteur avant de l'obtenir.
Le lendemain soir, j'étais de retour dans mon lit, dans ma chambre en Normandie et mon fils avait retrouvé ses patients. Quelques jours plus tard, Léon – Paul se fiança avec Marie en l'église de Saint – Germain-sur-Bresle, devant mes yeux humides de larmes et la petite assemblée composée du parrain et de la marraine de Marie, de son frère et ses sœurs, et bien sûr, de son père. C'est dans cette même église qu'ils se marieraient le 21 juin prochain.
Ensuite, ils partiraient directement pour leur voyage de noces à Dieppe, passer quelques jours à la mer pour la toute première fois de leur vie.
Ce fut une période heureuse, surtout pour lui. Souvent, maintenant qu'il avait un peu plus de droits envers Marie, il allait la chercher chez elle, et ils passaient les dimanches ensemble, assis tous les deux sur les bords de la rivière, profitant du printemps qui pointerait bientôt le bout de son nez. Je ne pouvais m'empêcher de les observer de loin, eux et leurs baisers volés, dans le cou, sur les joues, les mots doux et les caresses encore bien chastes. J'aurais bien aimé connaître ça, moi aussi, l'amour légitime, sans secret, avec un être adoré. Mais je n'avais pas eu cette chance.
Lorsqu'il avait le temps, mon fils écrivait aux notaires rouennais et parisiens pour leur demander des informations sur les maisons ou appartement à vendre dans leurs villes respectives. Il hésitait entre Rouen et Paris, et il se disait qu'il irait vivre là où il trouverait un logement intéressant. Ce qui était sûr, c'est que l'année prochaine, nous ne serions plus à la Houblonnière.
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