Chapitre II : Mes mains moites (Gnas)
Je venais de loin, en tout cas, fort loin des plaines verdoyantes de Mithreïlid, là où régnait un désert, en plein cœur de nulle part. Du sable à perte de vue, pas un signe de vie et quelque part en son sein, un Temple, apparaissant au gré des siroccos.
Cette bâtisse éphémère, j'en étais moi-même partie, drapée dans des guêtres alors trop longues pour ma taille chétive, encombrée d'un sabre trop lourd pour mon petit gabarit, j'avais peut-être décidé à tort de braver cet isolement forcé.
Je me souviens seulement avoir toujours affronté les vents irritants, la chaleur cuisante ; je me rappelle aussi m'être perdue dans cette étendue sableuse, m'être heurtée à des dunes immenses qui, pas après pas, jour après jour, me semblaient devenir plus petites, alors qu'en fait, c'est moi qui grandissais, emprisonnée dans une cage sans barreaux. Alors je marchais, sans arrêt, sans trouver la voie de sortie, sans jamais croiser qui que ce soit. Sans que les paysages n'aient changé, moi, j'avais évolué. De petite fille fuyarde, j'étais devenue une jeune femme errante. Je ne comptais plus les cycles solaires qui défilaient, et ne savais pas si un jour je parviendrais à quitter ce désert.
J'errais sous ce soleil de plomb, sous lequel je n'étais qu'une ombre qui progressait, inlassablement et toute seule. Avec pour seule coloration que ces gouttes de sang coulant de mes doigts, se mélangeant avec le sable brûlant, défilant sous mes pieds depuis ce qui me semblait être une éternité. Chaque seconde passée dans ce désert était plus monotone que la précédente.
Mon sang giclait abondamment de la plaie. J'avançais ma bouche de la coupure principale, plongeais ma langue dans l'ouverture et en buvais toutes les effusions sanguines, je me dévorais. Je savais que je ne me nourrissais pas, mais cette goulée avait une saveur exceptionnelle. Ma gorge était inondée par le liquide vital. Je m'affaissais en arrière, chutant de la pierre sur laquelle j'étais assise, le souffle haletant, le plaisir noyant mon crâne, laissant mon corps se soumettre à l'extase.
Je me demandais souvent dans ces moments d'abandon, d'où je venais, ce que je faisais ici, si j'allais un jour réussir à quitter le désert. Je recherchais mes origines au-delà du Temple, je voulais savoir qui pouvais-je bien être. Dans ces temps de méditation, je fermais les yeux et distinguais parfois un croissant de lune couleur émeraude, duquel coulait une substance aussi sirupeuse et écarlate que mon sang. Cela ne m'aidait en rien, et mes transes s'évanouissaient trop vite. Je restais sans réponse.
Puis, comme à chaque fois, le plaisir disparaissait, j'ouvrais les yeux, m'asseyais en tailleur et reprenais mon souffle. Je recouvrais par la suite mes doigts du liquide cramoisi, dont je me servais pour dessiner sur mon corps. Je me relevais, décorée de nouveaux tatouages, saisissais le pommeau de mon sabre et replongeais la dague dans mon épaisse chevelure sale et emmêlée. Enfin, et inlassablement, je me remettais en marche.
Quelques heures passaient, ma chair avait une fois encore repoussé, tandis que la nuit reprenait tous ses droits, la nue s'éclaircissait de milliers de perles scintillantes. Je m'écroulais dans le sable, levais les yeux, et laissais le ciel nocturne me parler. Cette nuit-là, un amas d'étoiles avait attisé ma curiosité, il en émanait une forte lumière ; s'en suivait une chute de ces perles, et moi je voulais voir si elles allaient s'écraser derrière l'horizon que je percevais, ou si elles allaient venir s’ajouter à cet enfer sans fin, et rajouter davantage de grains à cet amas d’étoiles que je foulais sans cesse. Aussi, je me relevais et me mettais à courir, sans idée de ma destination, j'essayais de suivre la chute des fruits de la nue, jusqu'à en perdre haleine. L'aube me rattrapait rapidement, tandis que les étoiles s’échappaient, de moins en moins lumineuses, continuant leur descente sur notre Monde, et sans que je ne puisse les atteindre, le désert semblait lui, finalement avoir une fin.
Des nuages venaient voiler le ciel et le soleil matinal. Les premiers hameaux se profilaient à l'horizon, alors que la nue s'obscurcissait de plus en plus. Le sol sous mes pieds se durcissait, et je laissais derrière moi les montagnes de sable qui m'avaient vue grandir, et dont finalement, je sortais, totalement indemne. Je me retournais et m’inclinais vers l’immensité vide que je venais de quitter.
« Merci de m’avoir protégée, désert. »
J'avançais désormais en terre inconnue, attirant l'attention des regards peu discrets des personnes que je croisais. À la sortie d'un village quelconque, je rencontrais finalement un groupe animé par une grande panique, se précipitant à l'inverse de ma direction.
On me hurlait de fuir, pour échapper à une bataille qui faisait rage non loin d'ici. Bien que ce mot me fût totalement inconnu, il sonnait à mes oreilles comme un terme familier, sans ne l’avoir pourtant jamais entendu. Je ricanais à voix basse, ne rebroussant pas chemin, suscitant l'incompréhension de ces derniers. Après plusieurs années passées dans un désert, toute activité, peu importe soit-elle, serait forcément passionnante. Je continuais donc mon chemin, accélérant le pas, me réjouissant de pouvoir enfin apaiser un ennui durant depuis de longs cycles.
Plus j'avançais, plus j'avais l'impression que l'atmosphère se chargeait en violence et en douleur, l'odeur du sang et de la flore environnante se mélangeaient, et mon cœur, battait de plus en plus fort. Je scrutais maintenant des paysages détruits, le sol retourné et battu, comme si des milliers de personnes étaient passées par ici. Ma course était stoppée par deux hommes, lourdement équipés, qui après s’être couverts le nez m’interpellaient.
« Halte, civile, pour votre sécurité, vous devez stopper votre périple ici. Me braillait-on.
– Comment ça ? Répondais-je.
– Nos troupes sont en train de lutter contre l'ennemi venant du Sud, les morts s'empilent et nous ne souhaitons pas être dérangés par des civils.
– Je ne comprends pas. Je ne comprenais absolument rien.
– Elle est bouchée celle-là ? Soufflait l'un des deux, se frappant le front. Écoutez, vous avez l'air bien gentille, sûrement trop pour aller plus loin en tout cas. Les manœuvres militaires que nous effectuons nécessitent d’avoir le champ-libre. Alors ne faîtes pas d'histoire et repartez.
– C'est que... Je levais les yeux au ciel, faisant le point sur ce que j'avais compris. Si je suis méchante, je pourrais passer
– Non ce n'est pas ça... L'homme avait l'air médusé par ma réaction. Par gentille, il entendait faible, inapte au combat.
– Ohlala... Vous ne pouvez pas utiliser des mots plus simples Ça serait plus facile pour moi, je ne comprends vraiment rien là. À ces quelques mots, les deux se regardèrent et levèrent les yeux au ciel. Inapte, main d’œuvre militante... C'est nouveau pour moi tout ça.
– Manœuvres militaires. Me reprenait-on, avec de l'agacement dans la voix.
– Oui voilà, ça.
– Bon écoutez, on va vous laisser passer, je pense que nous perdons notre temps de toute façon, à essayer de vous faire comprendre ce qu'il se passe. Vous, les intellectuels, il vaut mieux vous laisser à l'action je crois.
– Je suis une intellec-truelle, trop bien ! Place à l'action, alors ! Criais-je, toute contente.
– C'est ça oui, c'est ça, une grande intellectuelle. »
On me laissait donc passer, tandis que moi, j'étais fière d'être une grande intellec-truelle, ou je-ne-sais-quoi. Je traversais une colonnade de tentes abritant des soldates et soldats tantôt vivants et d'autres beaucoup moins. Tout le monde semblait un peu nerveux, on me dévisageait, on me toisait, j'avançais, sans me poser de question. Le campement semblait prendre fin, c’est alors que le sommet d’une colline offrit alors la réponse à mon interrogation initiale. Une bataille : c'est plein d'hommes et de femmes en armure qui se battent les uns contre les autres.
Les premiers bruits de chocs métalliques sillonnaient l'air et me donnaient des frissons. Au sol jonchaient les premiers cadavres, la plupart en lambeaux… Ici avait lieu une vraie boucherie. L'adrénaline brûlait en moi, je n'arrivais pas à me contenter de juste regarder, était-ce ça l'appel de la bataille Sans plus attendre, je dévalais la butte sur laquelle je surplombais cette mêlée générale, j’atterrissais dans la boue et les cadavres, bouche bée et ne sachant où donner de la tête.
J'étais presque au centre des combats, à ma droite des soldats en noir et rouge, à ma gauche d'autres en vert et blanc.
Je me relevais, saisissais le pommeau de mon arme, je devais à présent surveiller où je mettais les pieds, sous peine de trébucher. Il me fallait trouver le centre de ce merveilleux rassemblement, où la vie et la mort semblaient se côtoyer sans que rien ne semble perturber cette grande fête. Je sautillais, prenant plus gare aux morts qu'aux vivants.
C'est à cause de cette même inattention, que je sentais soudainement, la pénétration d'une flèche dans mes côtes, laquelle déclencha chez moi un pincement de lèvres, s’y ajoutèrent les perforations de deux lames dans mon abdomen, mon souffle se coupait, puis accélérait. On me mettait un grand coup de pied dans le dos, m'enfonçant davantage sur les armes, aussi, mes mains tremblaient, mon sabre m'échappait.
On me projetait au sol, où je recevais la visite d'une autre épée, cette fois-ci dans le flanc, et alors le plaisir m'envahissait alors sans limite. Je n'en pouvais plus, et finissais par crier :
« Quel pied, donnez-m'en plus, je vous en supplie ! »
Un homme me saisissait par les cheveux et me soulevait du sol, sa deuxième main percutait mon visage. Néanmoins, cet assaut manquant de conviction, le plaisir disparut, c'était désormais à moi de guider cette danse. Nos yeux se croisaient, je lui crachais un amas ensanglanté au visage et lui rendais son coup de poing en lui broyant la face, il me lâchait.
Je devais maintenant extraire de mon corps toute la ferraille qui y avait été enfoncée. C'est sous le regard subjugué de tous les participants à proximité, que j'arrachais une à une les pièces d'arsenal qui avaient traversé ma chair, laissant le sang jaillir en grande quantité autour de moi ; tous devant ce spectacle déroutant, se reculaient de quelques pas. Je me passais la main sur le visage, sentais mon cœur s’emballer. Je songeais maintenant à chaque goutte du précieux liquide qui tâchait le sol de ce champ de bataille. J'avais l'impression que peu importe qui l'avait perdu, tout ce qui détrempait la terre était désormais mien. Je me concentrais, le terrain trémulait et l'air crépitait, ne sachant pas comment réagir, les soldats sous l'effet de surprise, lançaient tous les projectiles et armes qu'ils avaient à leur portée, traversant de part en part mon corps, sans même que je ne sente quoi que ce soit, le liquide couleur rubis, continuant de plus belle à se déverser. L'extase s'offrait à moi, elle inondait de nouveau mon corps. J'avais l'impression que chaque goutte écarlate venait à moi, comme si j'étais un océan et que chacune des plaies ouvertes étaient des fleuves directement reliés à moi.
« Tout ce sang, tout ce sang. C’EST LE MIEN ! Hurlais-je. »
La mare à mes pieds bouillit et finit par s'élever dans le ciel. Elle se transforma en un serpent sanguin gigantesque. Mes yeux devenaient les siens, tout comme mes dents qui se retrouvaient dans sa gueule.
Malgré une possession maladroite de ma matérialisation, je me ruais sur tous les soldats aux alentours, les broyant sous mes morsures, brisant leurs corps de ma constriction. Je voyais rouge, lancée dans le carnage, je n'arrivais plus à m'arrêter ! Je jubilais à l'idée de pouvoir les massacrer, de pouvoir agrandir ma créature de leur sang, de pouvoir me baigner dans cette immense pataugeoire ! Plus les corps s’amoncelaient, plus le serpent grandissait et plus il ressemblait à un dragon. Plus, plus, plus, j'en voulais plus ! Cependant, arrivait un moment où j'ouvrais les yeux, reprenais conscience de ce qui m'entourait ; plus rien n'était encore debout. Je me dissociais de l'animal gigantesque qui s'enroulait telle une bête domestiquée autour de moi. Le lieu était recouvert de cadavres et des membres étaient éparpillés partout.
Il n'y avait plus rien, ou presque plus rien. Seule une silhouette arborant deux immenses ailes blanches, était en train de courir dans ma direction. Je n'avais pas une seconde à perdre. J'empoignais mon sabre qui baignait dans cette mare difforme et me mettais à sprinter droit vers ce soldat ailé.
J'envoyai mon serpent à l'assaut de cet ultime combattant. Le monstre traversa l'air, soulevant tout sur son passage. La terre et les pierres s'envolèrent, l'air se mit à brûler, les nuages se noircirent. Le reptile fondit sur le guerrier solitaire, écrasant sa charge avec rage, poussant un hurlement infernal. Un éclair blanc déchira le ciel et repoussa d'un coup ma matérialisation, la faisant disparaître dans une immense explosion.
Une matérialisation semblable à la mienne, mais pâle fonça droit sur moi, bien trop vite pour que je ne puisse réagir correctement... Malgré la parade que je tentai, l’impact me cloua au sol. Je me retrouvai aplatie et me relevai avec grande difficulté, constatant que mon propre sabre était planté dans mes entrailles à cause du choc. Je me vidai abondamment de mon sang, et subitement, garder les yeux ouverts devint compliqué. Tandis que l'immense créature me refit face, je retirai l'arme de mon corps, la plantant à mes pieds, et attendis que le monstre n’ouvre ses crocs sur moi, je lui saisis la mâchoire, pour la lui déchiqueter, il s’évanouit à son tour. Je criai de rage, submergée par la douleur rongeant ma chair. Je repris mon arme, imbibant son pommeau de l'épaisse substance rouge. Une paire d'ailes de sang se dessina derrière moi, mon appui s'arracha sous mon bond. Pour une première et peut-être dernière fois, je fus conquise : se battre, quelle joie ! Je m'élançai sur la silhouette humaine, cependant, tout se passa trop rapidement. Je vis une chevelure rose balayer le vent, la soldate ayant ôté son casque. Je sursautai pour asséner un coup direct à mon opposante, mais elle se contenta de faire un pas de côté, esquivant mon attaque frontale, et me déchiqueta l'abdomen sans peine, d'un tour de bras.
Je tombais sur le dos, épuisée et hurlant, tiraillée entre souffrance et euphorie, j'allais me noyer dans mon sang. Un coup de pied venait de me soulever de la terre, me faisant atterrir sur le ventre. Je vomissais du sang en grande quantité. Mes yeux s'entrefermaient par oscillation, face contre terre, j'expirais difficilement.
« Fini l'ennui. Soufflais-je, heureuse, tout en fermant sereinement mes paupières. »
Je perdais connaissance, et sans le savoir, mon histoire allait commencer ici, aux pieds de cette femme que je n'avais pas réussi à vaincre, et qui allait sûrement me laisser pour morte.
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