Chapitre XVIII : Comme une petite faim
Interroger et donc devoir écouter l'aubergiste parler, avait été d'un ennui terrible. Si cela pouvait même s'apparenter à de vraies questions. Tne' avait quant à lui, eu l'air de trouver cela passionnant. Je ne comprenais pas. Mes grimaces l'avaient alors poussé à clore cette conversation dénuée de tout intérêt.
À dire vrai, je n'aimais pas vraiment cette chambre. Cela allait être la troisième nuit que nous allions passer ici. Il y avait deux lits, un grand que je DEVAIS partager avec Evi' et un plus petit pour l'autre nain. Cela ne me permettait pas de pouvoir me faufiler en douce facilement, afin de m'adonner à mon vrai repas. Même si ce soir, je devais reconnaître que le fait que Tne' s'endorme rapidement, se coordonnait bien avec l'absence d'Evi dans le lit. Je pouvais plus aisément quitter la pièce.
Je me glissais donc hors de la chaude couverture en prenant soin de ne pas faire craquer le sol en bois. J'ouvrais sans bruit la porte et quittais la chambre. Seule une chandelle éclairait le couloir de l'étage. Je m'avançais sûrement, la salle de repas n'était plus qu'illuminée par les braises et flammes de la cheminée. N'avaient pas bougé Evi' et l'étrange personnage puant. Ils avaient l'air absorbés par leur discussion, couverte par les ronflements de l'aubergiste qui comme la veille, dormait à son office. Je descendais les escaliers à pas de loup, et me glissais tout aussi discrètement dans la cuisine.
Je me retrouvais enfin seule, et plus sereinement que la nuit précédente, j'allais pouvoir m'abandonner à mon petit plaisir. Derrière les larges portes battantes, se redessinait la cuisine à mes yeux, seule une faible veilleuse à huile peinait à chasser la pénombre ambiante.
Tout en me dirigeant vers le garde-manger, accessible par la cuisine ; je récupérais ma dague, attendant sagement dans ma chevelure. J'entrais dans le cellier, me dirigeais vers son fond. Je soulevais la main armée et d'un geste vif, je me découpais un énorme bout de viande crue. Je le portais à la bouche et le dévorais, la bouche encore pleine, mes yeux découvraient une épaisse boule de pain, dont je prélevais un morceau grossièrement coupé. Je m'empiffrais, ajoutant à ma première bouchée un morceau de fromage, puis un autre morceau de viande.
Mon nez venait de m’indiquer un pot en fonte duquel émanait une odeur exquise, après avoir ôté le solide couvercle, je découvrais alors un ragoût qui me paraissait être un vrai chef d’œuvre. Je constatais que je n’avais rien pour le déguster, hélas. Je laissais de côté le faitout, repartais en direction de la cuisine, glissais un coup d’œil rapide dans le local, constatant que la voie était libre, je me mettais à chercher le bon ustensile, pour profiter du plat en sauce. Je dénichais enfin une grosse cuillère et repérais d’un bref coup d’œil circulaire, de larges tonneaux en retrait de la cuisine. Ils devaient être plein de bière et quelques chopes étaient posées non loin. Sans hésitation, je récupérais un récipient que je remplissais du liquide mousseux.
Le temps de me déplacer vers les futs, quelque chose de bizarre se produisit. Le tavernier apparut par magie juste en face de moi, tenant dans sa main deux chopes. Je m'accroupis sans attendre. Son regard était complètement vide. Il se retournait machinalement en direction de la grande pièce. Allait-il remarquer que la porte du cellier était ouverte ? Non. Il ne m'avait même pas vue. Qu'est-ce que je venais de voir ? Je guettais son départ et le suivais jusqu'à retourner dans le cellier. Tant pis pour la bière me dis-je, elle doit être protégée par de la sorcellerie.
Je refermais derrière moi, récupérais la marmite, la posais au fond du garde-manger, découpais à nouveau de la viande, la jetais dans le ragoût et finalement m'asseyais en tailleur face au chaudron et commençais à en dévorer le contenu. Je ne savais pas comment j'avais fait pour tenir tant de temps dans ce désert sans pouvoir manger comme je peux désormais le faire. Quelques minutes plus tard, et alors que j'allais finir le fond de sauce du plat en me le renversant dans la bouche, brandissant bien au-dessus de ma tête le récipient, un grincement parcourait l'air. Suivi du raclement de la porte sur le pavage du cellier. J'étais prise au piège, la main dans le sac... Prise la tête... Dans la marmite.
« C'est incroyable de te voir manger. Un ricanement discret mais chaud me parvenait aux oreilles. En plus, là, tu ne pourras pas dire que tu ne t'empiffres pas en douce. Je me demandais d’où venait l’odeur de charcuterie dans le lit ce matin.
– Je ne vois abso-lu-ment pas de quoi tu parles. Je reposais l'épais récipient vide, et me relevais. Evialg me faisait face, une lampe à huile à la main. Tu vas le dire que je vole les réserves ? Venais-je de susurrer, gênée d’être surprise ainsi.
– Bien sûr que non.
– C’est étrange…
– Qu'est-ce qui te paraît étrange, Gnas ? Elle se rapprochait de deux pas dans ma direction, en scrutant les étagères remplies de nourriture. Son regard se posait à nouveau sur moi. Alors ?
– Parfois je te trouve vraiment... Gentille, presque adorable. Alors que l'instant d'après tu es sur les nerfs... Tellement à cran que tes reproches fusent trop vite ! Parfois, je te trouve même un peu effrayante. Soufflais-je à voix basse. Puis... Je serrais les poings.
– Puis quoi ? Sa voix s'était un peu refroidie mais dans son regard, il y avait de la malice.
– Comme là, quoi que je fasse, tu me regardes bizarrement, comme si tu te moquais de moi... Je m'avançais d'un pas face à ses yeux, dont seuls ses mouvements de paupières et de sourcils pouvaient trahir ses idées. Le blanc glacial dont ils luisaient, lui, rendait impossible les affrontements de regards. J'aimerais bien que tu cesses de m'empor... m'impur...
– Que je cesse de t'importuner ? Me corrigeait-elle.
– Oui. Voilà. Ses yeux se plissaient, son visage se marquait d'un grand sourire, elle laissait même échapper un léger rire. Je n'y crois pas ! Et même là tu vas te moquer de moi ! Elle aussi avait le don d'être agaçante. C'était sans aucun doute sa seconde nature, même. Elle qui se croyait si forte. Je fronçais les yeux en m’avançant vers elle, tout en la confrontant.
– Mais non, tu te fais des idées. Elle m'arrêtait en tendant la main. Inclinant la tête sur le côté, elle me souriait chaleureusement. Là maintenant, c'est juste que tu as encore des preuves de ton repas sous le coin de la bouche. Sans que je m'en aperçoive, sa main s'était agrippée à ce qui me servait de robe de nuit. Pour ma part, je vais essayer d'arrêter de râler, un peu. J'ai eu des réponses que mes songes ne cessaient de chercher. Evialg baissait la tête, et discrètement se hissait à moi. J'ai été injuste envers toi. Enfin, peut-être, un peu. Son ton de voix était désormais plus doux que d'accoutumée.
– Evi', qu'est-ce qu'... »
Je vis ses lèvres s'approcher des miennes, puis s'en dévier. Je tremblai d'incompréhension, sentant un baiser m’ôter les restes de sauce que j'avais au coin de la bouche. J'avais baissé la tête, elle me la soulevait d'un mouvement de main. Je jouais nerveusement avec mes doigts, je ne savais pas comment réagir.
Mon doute et ma peur s'envolèrent lorsque ses lèvres atterrirent sur les miennes. Ses hanches aussi vinrent buter contre moi. Je cessais de gesticuler et me laissais prendre au jeu. Avec ou sans son sang… Qu'est ce qui changeait après tout ? Ce n'est pas comme si cela m'avait déplu l'autre jour dans la forêt. Il y avait un motif à cela mais... En fait, je ne savais pas si me l'expliquer ou tenter de me donner une raison m'avancerait à quoi que ce soit de plus. J'empoignais alors son bassin et lui rendais ses baisers, front contre front, parfois à regard contre regard. Qui étais tu Evialg ? À quoi pouvais-tu penser en m'embrassant ? À quelle illusion voulais-tu me faire croire ? Que derrière cette âme vindicative, il existe une place pour... Je la repoussais.
« En fait, je te connais que depuis quelques jours et je ne comprends pas Evialg. Qu'est-ce que tu fais ? Lui disais-je, un peu irritée. Tu me bats, tu me soignes. Je te sauve, tu me brimes. Tu ris de moi, puis tu m'embrasses. Je n'arrive pas à suivre c'est...
– Compliqué ? Elle m'interrompait, cherchait à revenir contre moi. Je ne la repoussais pas, elle semblait troublée. Je n'ai jamais senti pareille sensation que depuis que je te connais. Quand tu cours, quand tu te bats, même quand tu fais l'imbécile...
– Imbé... Mais attends, tu sens toutes ces choses avec le nez ? Je ne comprenais toujours pas.
– Non, non. Un ressenti, quelque chose qui vient du corps, ou de l'esprit. Me rétorquait-elle.
– Ah... Mais toutes ces choses...
– Font que de jour en jour, je te regarde différemment que le précédent. Entendre ça, venait de me faire un drôle d'effet dans le bas-ventre. Je me sens rassurée avec toi. Après m'avoir vaincue, je ne comprenais pas qu'elle puisse penser ça, comment peut-on être rassurée par quelqu’un que l’on a écrasé ?
– Et cela change qu... »
Une fois de plus, je n'avais pas le temps de terminer ma phrase, sa bouche repartait à l'assaut de la mienne. Le drôle de gargouillis qui remuait en moi, venait de se transformer en quelque chose de consolant, un "ressenti" inconnu, même. Une enveloppe de chaleur m'entourait désormais ; mon sang que j'aimais tant sentir bouillir dans mes veines durant un combat, s’animait actuellement en moi. J'avais chaud au visage. Moi qui errais seule depuis si longtemps, qui n'avais jamais vraiment trop cherché à me rapprocher de quiconque.
Ma confiance était si enfouie au fond de moi, au point que je puisse me dire que si j'étais si seule, c'est que je le méritais. Evialg était-elle en train de vouloir changer cela ? Et si ce qu'elle faisait actuellement, c'était me dire qu'elle avait confiance en moi ? Que j'avais aussi le droit de croire en moi. Difficile de l'imaginer si facilement. C'était pour moi la première fois que je voyageais en groupe, que je discutais avec des personnes inconnues, comment croire en les autres ? Mais je préférais actuellement ne pas y réfléchir, je me laissais donc bercer par ses mains sur mon ventre, par son étreinte. J'aurais sûrement pu la mordre pour m’avoir approché de la sorte, dans d’autres circonstances, peut-être même, cela m'aurait-il donné une bonne raison pour la tuer. Mais là, tout était différent.
Je n'étais cependant pas la seule à me sentir étrange, dans ses yeux blancs, je voyais quelque chose se dessiner, Evialg remuait étrangement. Son teint pâle s'était voilé de rougeurs, ses mains cherchaient les miennes, les trouvaient et les déplaçaient. Nous étions déjà l'une collée à l'autre, et elle voulait encore plus se rapprocher. Je palpais désormais sa poitrine, sans savoir quoi faire, je ne faisais rien, elle me guidait. Je rehaussais ma seconde prise, que je trouvais placée un peu basse.
Elle ne rencontra pas la même difficulté, et saisit farouchement mes fesses. J'eus un instant d'hésitation, puis la laissais une nouvelle fois faire selon sa volonté. On ne m'avait jamais ainsi touchée, et encore moins embrassée comme ça. En fait, je n'avais jamais eu l'occasion d'embrasser qui que ce soit auparavant. Je me sentais gênée. Un peu plus même, alors que sa main allait se glisser sous ma tunique de nuit pour saisir mes hanches. Cela se passait trop vite, et comme s'il s'était agi d'un combat où je me serais sentie en trop mauvaise posture ; je tournai le dos à mon adversaire, subitement.
« Je... Euh, je suis désolée, mais je ne sais pas trop ce qu'il se passe. »
Sans que j'en dise plus, Evialg retira ses mains de moi, me retourna face à elle et sourit. Son visage lumineux m’extirpa de l’embarras. Elle me guida hors du cellier, puis de la cuisine, elle me fit gravir les escaliers, puis nous amena jusqu'à la chambre, où Tne' ronflait déjà à en faire vibrer le parquet. Dans la pénombre, nous nous percutions, riant nerveusement de la situation, de nous. Nous finîmes par butter contre les rebords du lit, je m'installais, cherchant à tâtons sa silhouette dans l'obscurité, je la trouvais et l’attirais à moi. Une fois emmitouflées sous les draps, elle m'embrassa puis se blottit contre moi. En quelques instants, elle dormait déjà.
Je l'entourais de mes bras, posais ma tête contre la sienne. J'avais l'impression que nos positions s'étaient échangées depuis ce jour où elle me regardait, empalée sur ma propre lame. J'avais le sentiment d'être l'arme sur laquelle elle venait de s'enfoncer, vulnérable, sans défense, à ma merci. Finalement, en étant ainsi l’une contre l’autre, nous étions deux rassurées, moins perdues. Je câlinais les cheveux de cette Evialg, endormie contre moi, moins hostile que jamais, je riais intérieurement, et disais tout bas :
« Evi', je comprends rien, mais, je crois que je suis heureuse. »
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