Chapitre XXI : Le verre de trop, Partie 1

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 Une dizaine de jours nous séparait de la lutte sylvestre, à l’origine de la séparation fortuite des membres du petit groupe, et alors que le temps transforme le présent en souvenir, parfois les âmes se séparent, les chemins se distinguent.

 Loin de tous conflits, une petite ville commerciale se réveillait, avec la disparition de sa torpeur, le bruit emplissait peu à peu ses ruelles, ses places s'animaient. Les boutiques, étalages et voix brillaient alors des trésors dont on scande les valeurs haut et fort, que l'on expose fièrement. De la plus amère pomme à la plus scintillante et plus raffinée des dagues, en passant par les étoles les plus douces, aux courbes les plus charmantes et aux odeurs de luxure, tout ici se vend et s'achète.

 Bourg-en-Or, charmant grand village prend vie, et se remplit de nombreuses âmes. Tout Mithreïlid, se retrouve ici pour échanger ou acquérir des biens de tous types, de toute qualité. Défendue par une maigre enceinte de pierre, cette prospère bourgade, composée de maisons au style rustique, empreinte d'une multitude d'odeurs, de la plus affriolante à la plus nauséabonde, s'ouvrait à tous : marchands et aventuriers passaient forcément tous un jour par cette cité.

 Une silhouette encapuchonnée, maugréant et soufflant, s'extirpait en titubant d'une taverne. Vêtue d'une cape écarlate de mauvaise facture, cette dernière s'engouffrait dans une rue désormais bien animée et parsemée d'offres vocales, que proféraient des marchands avares. La personne voilée s'arrêtait parfois pour contempler les biens qui étaient disposés à vue des passants, puis repartait peu de temps après, percutait une épaule, mais sans jamais se retourner, elle restait imperturbable dans sa marche. 

 Qui qu'elle soit, les regards se retournaient dans sa direction, tantôt énervés par le bruit caractéristique d'un rot chargé de bière, tantôt excédés et dégoûtés par la puanteur qui émanait d'elle ; mais la silhouette continuait sa progression, toujours scrutant d'un air curieux les étals.

 Sa marche se stoppait par moment, pour caresser une étoffe, pour s'étirer à s'en déchirer les os, puis reprenait de plus belle, jusqu'à ce que son attention soit finalement attirée par une affiche ; cette dernière illustrait deux guerriers en train de lutter. Sous les deux combattants, un grand nombre à quatre chiffres semblait être l'élément crucial de l'annonce. Une main se cramponnait au coin usé de papier, et l'arrachait sans hésitation. L'ombre hâta alors son pas parmi les viscères bruyants de la cité marchande, pour enfin atteindre une large place circulaire, au milieu de laquelle jonchaient des femmes et hommes, choqués ou évanouis, ou tout du moins se remettant plus ou moins mal des coups qu'ils avaient encaissés, eux aussi plus ou moins douloureux.

 L'annonce arrachée au préalable se faufilait, guidée par une main ferme, entre les spectateurs à l'origine de ce brouhaha.

 L'animation qui emplissait la place d’une foule bien bruyante pour un petit matin, c'était un colosse, bâti comme deux troncs d'arbres que l'on aurait sculptés à coup de masse, ce dernier avait des mains plus grosses et larges que sa tête, elle-même enfoncée entre deux épaules ressemblant à des banquettes que l'on lui aurait clouées anarchiquement, pour molletonner monstrueusement cet être, dépourvu d'un quelconque air humain.

 La silhouette saoule avait grand mal à se fendre un chemin parmi la masse désormais plus compacte, scandant le nom du monstre en cœur, pleine d'excitation. Percutant désormais qui l’empêcherait d’avancer, et à force de jouer des coudes, la robe rouge finissait par ne plus trouver personne face à soi, si ce n'est le géant dont elle n'avait jusque-là vu que l'horrible petite tête au-dessus de la foule. L'immense femme adulée par de nombreux fans, exhibait les piliers qui lui servaient de bras. Un homme se trouvait auprès de l’abominable lutteuse, et s'approchait de la silhouette inconnue. De la tenue écarlate s'extirpa un premier bras avec au bout l'affiche, puis le second se désignant. L'homme lui dit que pour participer c'était 100 pièces d'or, une mise cocasse quand on la compare avec la forte probabilité de se faire briser par une géante pareille. Néanmoins, après avoir mis longtemps à comptabiliser ladite somme, les pièces clinquantes étaient remises à l’organisateur du tournoi. Il se racla la gorge et s'exclama en hurlant :

  « Combat suivant ! Briz'Nuk contre... Il s'interrompait et demandait plus bas le nom du nouveau participant. »

 Il n'eut que pour réponse un rot bruyant et ignoble, marqué d'un son écœurant alliant air et reflux gastrique, le tout dirigé, en direction du gros tas de muscles. Vue du public, la scène était assez surprenante, vous aviez d'une part une géante provoquée et énervée et d'autre part, pour ainsi les comparer, un arbre chétif qui ne s'était même pas déplacé depuis son entrée dans le cercle.

 Il ne fallut alors pas une seconde pour que le sol pavé se mette à trembler sous la charge hébétée et furieuse du colosse. L'imposante femme se planta aux pieds de la cape immobile et pencha en arrière son petit crâne en contractant son dos et frappa droit vers la capuche d'une force titanesque. Son coup toucha, si fort que les dalles sous les pieds nus de la victime, éclatèrent sous le choc, cependant, la victime de l’impact était toujours immobile ; pas la géante qui désormais titubait, sonnée. Les dix orteils enfoncés dans la pierre se dégageaient, nonchalamment, s'époussetaient délicatement, craquaient, et enfin la petite statue s'animait, lente, sereine. Le visage toujours masqué, deux bras bronzés et finement musclés apparaissaient du vêtement ample, les deux mains de l'inconnu se rencontraient, se tordaient, ses os grinçaient, puis les poings s’entrechoquaient. Remise du contrecoup, "Briznuk" battait l'air d'un flux indécent de frappes compte tenu de sa taille et de sa masse. Malgré l'amplitude et le débit de ses coups, aucun ne touchait son opposant stoïque ; toujours au pas, le combattant inconnu avançait dans la garde de la géante, esquivant sans le moindre geste brusque.

 Soudain, une fine main se contracta et alla à la rencontre d'une massive paume élancée dans sa direction ; cela tout aussi promptement que jusque-là, le lutteur ne s'était montré mou. En un éclair, c'est comme si un caillou venait de percuter une montagne, seulement, le roc titanesque se brisa, et sans même pouvoir relancer en arrière son dernier bras valide, la fine silhouette se retrouva à front contre front, martelant frénétiquement son crâne contre celui de son horrible adversaire.

 Il ne fallut qu'une dizaine de coups pour que la femme monstrueuse ne s'effondre, la tête plus enfoncée entre les épaules qu'elle ne l'avait avant le combat. Les hurlements s'étaient tus, et la cape écarlate, recula, et se dirigea vers l'homme, avançant la main réclamant son dû. L'homme était sidéré, il se contenta de rester coi, et tendit un moyen sac en cuir, immédiatement soupesé par la main. Dans l'ombre que procurait le chaperon cramoisi, se dessinèrent face à l'homme, deux iris pourpres fulminant.

 L’escroc déglutit et décrocha de sa ceinture une seconde bourse bien remplie. La menace oculaire laissa place à un regard malicieux. Les deux bourses en main, l'encapuchonné s'inclinait respectueusement et sans que quiconque ne resta dans son chemin, quitta la place pour rejoindre la rue auparavant visitée.

 Cette fois-ci, c’était l'attention d'un forgeron derrière son étal qui était sollicitée. Celui-ci vendait de tout : du clou rouillé aux glaives ornés de trophées de monstre, aux haches les plus quelconques, sans oublier des armes rarissimes, légendaires, de tailles et d’apparences variables. Un doigt désignait un immense sabre, rouge et noir ; s'il ne faisait pas la taille de l'intéressé cherchant à l’acquérir, il n'en était pas loin. La pièce convoitée était dotée d'un arc de cercle tout aussi tranchant que la lame. D'une finesse remarquable, et d'un affûtage parfait et non-émoussable, cette arme était tout aussi lourde que redoutable.

 Il s'agissait de Masamune, un artefact de combat, qui avait dû être abandonné par un énième nouveau propriétaire incapable de le brandir. Le forgeron se gratta le front, dubitatif, ne décelant pourtant pas de plaisanterie ou de doute dans ce doigt toujours levé et tendu en direction de l'arme. Il finit par se lever de son tabouret et se dirigea vers le sabre, il eut lui-même un mal fou à l'amener jusqu'à son comptoir.

  « Mon gars, c'est pas contre toi, mais à mon avis, il te manque sûrement quelques muscles et kilos pour soulever ça. Ce n'est pas donné en plus. Tu devr... »

 Cinq doigts s'étaient emparés de l'arme et la brandissaient bien haut, sous les yeux médusés du vendeur. La poignée, assez grande pour accueillir deux mains trapues, était confectionnée à partir d’un cuir sûrement prélevé sur une créature toute aussi légendaire que l'arme, bien que rêche, elle semblait s'adapter idéalement sous la pression des doigts de notre intéressé. Le pommeau était orné d'une pierre précieuse noire comme la nuit mais scintillante comme une étoile.

 La posture choisie pour soulever l'arme avait laissé le fendu de l'habit écarlate s'entrouvrir, et rendu le forgeron, qui venait de l’apercevoir, aussi rouge que le fer en fusion. Ce dernier se retrouvait nez-à-nez avec une hanche délicieusement teintée par le soleil, dont la courbe séduisante était marquée par une musculature adaptée au combat et de vifs tatouages couleur sang, l’exquise anatomie avait amené son regard jusqu'à un sein ferme.

  « Ahem... Bafouillait-il. »

La jeune femme prit conscience de l’état de sa tenue, sans s'outrer, et reposa délicatement l'arme sur le comptoir. Elle referma son habit, et à voix à peine intelligible par le marchand, elle lui dit :

  « Je vous prends le sabre. L'homme reprenait alors ses esprits.

– Bien sûr, c'est deux milles pièces d'or. Lançait-il, doutant tout de même des moyens de cette fille, qui tant était jolie, tant empestait-elle, dans ses guêtres miteuses et sales, signes peu prometteurs d’une acheteuse sérieuse.

– Vous auriez un farrou... Un fourreau lui convenant ? Se corrigeait-elle.

– Oui je dois avoir ça, je vous l'attrape. L'homme se retourna, mais d'un œil discret s'assura qu'elle ne lui dérobe pas le sabre. Voilà. L'accessoire d'apparence solide fit sourire la silhouette à nouveau voilée, car ce dernier s'attachait aux épaules par deux cordelettes de cuir cramoisi, assorties à sa tenue actuelle, solidement bloquées grâce à un arceau forgé à même du fourreau.

– Vous ne vendez que des armes ? Interrogeait-elle l'homme.

– Je vends aussi des cuirasses renforcées, des plastrons ainsi que quelques accessoires pour le combat ou l’apparat. Tous les renforts sont en métaux et alliages que je fabrique moi-même. Mais laissez-moi plutôt vous les montrer. »

Il se tut et à l'aide d'une broche, il fit glisser au-dessus de lui deux rails sur lesquels étaient alignés plastrons, bustiers, ceintures et armures cloutées. La jeune femme porta rapidement son choix sur un plastron qui ne couvre que les épaules et la poitrine, chromé et serti de quelques pointes çà et là, ainsi que sur une ceinture qui lui semblait robuste.

« Je veux bien vous offrir le plastron, mais la ceinture cela fera cinq cent pièces en plus.

– Vous m'offrez le plastron ? Tiens donc... Bon et bien, merci. Gloussait-elle. »

 Il ne dit rien et du nez désigna sa poitrine apparente. La jeune femme pouffa de rire, mais sans rechigner ouvrit une de ses bourses et l'inspecta. Pour jauger d'une somme, on la pèse. La besace une fois vidée sur une balance, l'homme rendit à la jeune femme un surplus de pièces. Avant même qu'il ne l'ait remerciée et relevé la tête, l'ombre avait filé, les mains chargées de ses emplettes, en direction de la plus proche auberge.

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