Chapitre XXXXIV : L'appel de la Nature, Partie 3

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 Le crépuscule commençait lentement à déposer son voile orangé sur les ramages émeraude des épais feuillus nous entourant, tandis qu'haletant de plaisir et suant à grosses gouttes, Teïnelyore et moi savourions ces quelques instants, les cheveux parsemés de feuilles mortes, afin de nous câliner tendrement, comme pour clore en douceur la danse endiablée qui nous avait délicieusement animées jusqu'alors. Nos fronts se comprimaient mutuellement, nos yeux emplis de malice se répondaient, nos mains légèrement tremblant se liaient et se déliaient au rythme de nos baisers. Nous nous étendions et nous étirions une dernière fois sur le tapis de mousse et de fougères, tantôt froissé, tantôt compacté, qui avait su nous procurer un support mou et confortable pour amortir nos corps s'entrechoquant. Bercées par les enivrantes odeurs du sous-bois et par les ondulations du pollen qui circulait dans l'air au gré d'une timide brise slalomant à travers les troncs, nous aurions surement pu rester ainsi allongées pendant de longues heures. Néanmoins, nos léviathans devaient sûrement s'impatienter, et cette halte lascive avait consommé une belle partie des heures lumineuses qu'il nous restait, avant que la nuit ne finisse à son tour par recouvrir la forêt d'un voile plus sombre.


 Après avoir failli entamer une nouvelle valse aux pieds des feuillus, nous nous raisonnions, et après nous être rhabillées en nous tortillant comme des chenilles, nous retrouvions nos jumeaux animaux, et sans que la moindre pensée ne soit évoquée, le cerf reprit lentement sa marche majestueuse. J'avais saisi les doigts de Teïnelyore, qui avait fini par retrouver le sourire, l'esprit débarrassé des nuages noirs qui semblaient plus tôt, teindre son humeur des couleurs de l'amertume et du chagrin. Laïnala, toujours sous sa forme chétive et discrète, finit par rejoindre mon épaule, et après s'être cramponnée à ma clavicule, s'assoupit. Notre équipe progressait avec une sereine quiétude, parmi les fourrés et troncs qui régnaient, verdoyants et toujours aussi luxurieux, tout autour de nous. À l'instar de nos premiers pas dans cette jungle, les couleurs étaient ici très variées, le dominant viride se mariait délicieusement bien avec cette palette incroyablement diversifiée de fleurs chromatiques, tandis que quelques insectes phosphorescents semblaient profiter de l'arrivée lente mais certaine du début de soirée pour émettre leurs premiers rayonnements, virevoltant d'arbre en arbre, de pétale en pétale.


 Quelques minutes plus tard, alors que la luminosité continuait toujours de décroître et que lentement mes yeux s'adaptaient à la pénombre s'installant, notre environnement évolua, se constituant d'un apparat bien plus hétérogène que jusqu'alors, où chaque parcelle de bois était alors dominée par un biome en particulier. Désormais, les feuillus s'étendaient bien plus haut qu'auparavant, tandis que les troncs de ces derniers étaient enlacés par de vigoureuses et larges ronces, s'entortillant et bardant l'écorce de pointes aussi longues que des poignards. Les vignes à pointes étaient aussi pourvues de larges bourgeons, qui, semblaient à peine commencer à éclore, délivrant face à nos yeux de larges pétales, bien souvent accompagnés par des pistils desquels de faibles lumières provenaient. Plus le temps passait, plus nous pouvions constater que l'intensité luminescente de la faune et de la flore gagnait en puissance, comme si cette forêt possédait un deuxième cycle diurne, illuminé par l'éclat de tous ses habitants. Bientôt, les bois du léviathan de Teïnelyore étaient devenus le perchoir de plusieurs centaines de lucioles et autres minuscules insectes dont l'éclat commun était suffisamment vif pour éclairer nos alentours.


 Au-delà du halo chatoyant qui nous permettait d'avancer tout en pouvant estimer ce sur quoi nous posions les pieds, je pouvais pour ma part distinguer que le tapis forestier noyé dans l'obscurité se mouvait. Bien que je crusse initialement pouvoir déceler la présence d'animaux, ce n'était pas le cas : seules les ronces s'agitaient presque sans un bruit, rampant rapidement à travers les fougères et s'insinuant partout autour de nous. Ce détail me laissa pantoise. Je me rappelais alors de la première fois où je m'étais métamorphosée, tandis que j'allais me faire engloutir par une plante carnivore géante... Le même sort nous attendait-il ici, où me faisais-je des idées ? Je transmettais mon inquiétude à Teïnelyore et son léviathan, ce dernier ressentait aussi une accumulation de magie s'immisçant dans les végétaux nous entourant, néanmoins, cela ne le perturbait pas, nous rappelant qu'il pouvait faire faner et dépérir nos assaillants épineux, si la situation devenait problématique. Quelle chance me dis-je, car dans une forêt telle que celle-ci, sans cet atout, se faire dévorer sans pouvoir lutter devenait un scénario fort probable, et peu rassurant si l'on considérait le nombre incalculable de plantes -dociles ou carnivores- qui devaient peupler les sols meubles que nous foulions depuis plusieurs heures.

 Malgré la confiance du cerf quant à sa capacité à nous débarrasser d'un assaut végétal si tel devait arriver, les bruits que je percevais ne me rassuraient pas, aussi préférais-je me métamorphoser par pure anticipation. Laïnala fut surprise par ma transformation et se réveilla en sursaut, puis, après avoir constaté que la place sur mon épaule désormais démesurée était plus importante, elle se déplaça de quelques centimètres et se rendormit. Je me demandais, suite à la réaction de mon léviathan, si j'étais la seule à me méfier de la sylve et de ce qui rôdait tapi non loin de nos pieds ? Désormais plus à même de pouvoir renverser l'issue d'une éventuelle embuscade surgissant de nos angles morts, je me remis en marche, surveillant toujours attentivement les ténèbres camouflant à perfection les lianes courant sur la terre. Il ne fallut que quelques instants de plus avant que tout notre comité ne soit finalement interloqué par un bruissement important et inquiétant, provenant de notre droite. Nous faisions alors tous face aux fourrés, qui, après avoir été froissés par de nerveux tremblements, laissaient apparaitre plusieurs ronciers, se nouant rapidement, jusqu'à former un amas compact. La forme grossit jusqu'à ce que la lumière émise par les lucioles posées sur les bois ne nous permette de distinguer une silhouette quasi-humaine. Seuls deux yeux et une bouche, scintillant d'un vert citron, se dessinèrent peu à peu au gré des ronces s'agglomérant les unes sur les autres. Une puissante et féminine voix émanait de la sculpture vivante.

  « Ne bougez plus étrangers ! Quelle folie vous anime pour vous aventurer si loin de l'orée ? Êtes-vous venus ici pour me déranger ? Dois-je offrir vos corps à mes enfants et nourrir de vos dépouilles la forêt ?

— Bonsoir Madame ! Criait Teïnelyore. Et bien, nous n'avions pas dans l'idée de vous nuire. Simplement, notre curiosité nous a amenés jusqu'ici. Ça et mon léviathan, bien entendu.

— Sans quoi, nous n'aurions jamais pu deviner quelle destination emprunter sans nous perdre. Complétais-je, tout de même à moitié rassurée.

Je ne comprends tout de même pas l'objet de votre randonnée. La raison vous aurait-elle abandonnée ? Votre fougue vous a même poussés à franchir la tourbière... Elle qui d'habitude s'avère être mon infinie gibecière.

— Ah oui... Hé bien. Teïnelyore réfléchissait.

C'est moi, ou elle ne parle qu'en vers ?

— Ce n'est pas toi, à croire que les buissons aiment la poésie. Disons que nous ne pensions pas que ce marécage puisse être votre garde-manger.

— Je le sais, vous avez même été jusqu'à vous recouvrir de boue. Ne connaissez-vous donc aucun tabou ? Dois-je alors m'attendre à subit l'affront d'une rapine ? Dois-je acérer et hérisser la pointe de mes épines ?

— Elle est forte. Gloussait Teïnelyore. Elle les enchaîne, je ne sais même pas comment elle fait.

— Arrête, tu vas finir par la mettre de mauvais poil à force.

— Tu veux dire de mauvaise herbe ? Elle s'esclaffait, tandis que je doutais que l'humour soit une excellente solution.

Nous ne comptions pas vous dérober quoi que ce soit, ni même abîmer votre sylve. J'essayais de calmer l'atmosphère. Pour preuve, nous n'avons pas cueilli la moindre fleur !

— Pourtant, j'ai senti la vie de mes congénères être aspirée. Votre marche vers mon cœur ne me paraissait qu'être une vaine provocation. Je ne peux deviner ce que vous conspirez. Aussi, je préfère sévir avant de subir la moindre scarification.

— Peut-être avez-vous vécu recluse trop longtemps dans ces bois, et vous vous méfiez. Si vous nous connaissiez davantage, vous sauriez que nous ne vous voulons aucun mal. La tempérais-je.

N'y a-t-il pas une solution pour vous prouver notre bonne foi ?

— Seul le sang apportera les réponses nécessaires à mes questions. Néanmoins, je doute que vous vous abandonniez à cette suggestion. Je peux cependant le prélever par moi-même. Bien que je ne craigne, en procédant de la sorte, de ne vous laisser quelques œdèmes.

— Du sang ? Ah mais si ce n'est que ça... »

 Teïnelyore n'attendit pas une seconde de plus, et après s'être entaillée l'avant-bras à l'aide d'une des innombrables épines présentes autour de nous, aspergea le sol forestier et ses hôtes rampants d'un filin écarlate, puis plaça sa main opposée sur la plaie pour interrompre sans délai le saignement. À peine le sang eut-il atteint les ronces à nos pieds, que ces dernières se mirent à vaciller, puis à croître sous nos yeux, avant de laisser d'immenses bourgeons éclore sous nos yeux. La silhouette épineuse émit un râle de satisfaction sans appel.


 « Ah... Mais qui es-tu ? Toi, dont le sang possède une telle vertu ? Toi, qui semble infusée d'une essence vitale incomparable. Toi, dont l'existence me parait perdurable.

— Je m'appelle Teïnelyore. Et toi, comment te nommes-tu ?

— Teïnelyore... Voilà un nom que j'ignore. Suivez mon ami embusqué. Il vous conduira au sein de mon bosquet. »


 Aussitôt eut-elle prononcé ces mots, que la masse végétale se scinda, les vignes acérées se séparant les unes des autres et se dispersant rapidement. Le froissement du tapis sylvestre fut soudainement supplanté par des bruits lourds se rapprochant vers nous. Je pus distinguer dans l'obscurité ambiante, une silhouette massive qui lentement s'avançait dans notre direction. Ma nyctalopie me permettait, de discerner l'auteur des pas sourds et puissants, avant qu'il ne nous atteigne : une espèce de bovin gigantesque dressé sur ses pattes arrière. Bien que sous métamorphose, ma taille était exceptionnellement grande pour une mithreïlidienne, je restais petite et chétive comparativement à la montagne de muscles qui se profilait mollement face à nous, dont le crâne allongé était surmonté de deux immenses cornes recourbées. Malgré son apparence bestiale peu rassurante, l'allure posée et sereine du buffle bipède inspirait davantage confiance que les multiples ronces tentaculaires qui s'agitaient jusqu'alors dans nos environs.

 Teïnelyore et son léviathan semblèrent se préparer à se défendre contre l'imposante créature qu'ils n'avaient pas encore pu identifier. Néanmoins, je les dépassai rapidement, leur barrant la route de mes bras, afin de leur faire comprendre que nous n'aurions pas à lutter contre ce qu'ils imaginaient être un ennemi. Le cornu apparut finalement à quelques pas de nous, et après s'être arrêté, notre bruyant hôte pressa d'une patte démesurée son torse bombé, puis inclina son énorme museau vers le tapis de feuilles, nous lui retournions sa révérence, et sans un mot, il se retourna, et reprit sa lente marche dans la direction d'où il semblait être arrivé. Après avoir échangé un haussement d'épaules avec Teïnelyore, nous suivions l'imposante créature à travers ce dédale arboré.


 Tandis que nous progressions lentement, les troncs étaient de plus en plus parsemés par des dizaines, puis des centaines, et enfin, des milliers de fleurs luminescentes, recouvrant aussi bien l'écorce que le revers feuillu de la canopée. L'éclat émanant de cette incroyable flore nous donnait l'impression d'être en plein jour, alors qu'au travers des ramages, il nous était possible de percevoir le plafond céleste, garni d'étoiles. Autour de nous, l'espace était désormais bien dégagé et clairsemé par des arbustes ou des buissons arboricoles, tous relativement difformes, lesquels se liaient et s'entortillaient avec des ronciers épais, dont l'aspect lisse et tendre de ces derniers, laissait à penser qu'ils étaient en perpétuel mouvement. Cette vaste cavité formée par les ramages des géants alentours, était délicieusement caractérisée par une enivrante odeur sucrée et fleurie, comme si l'on se trouvait à proximité d'une multitude de ruches, dégoulinantes de miel et remplies de pollen. L'astre diurne était ici remplacé par un camaïeu de vert, allant d'un viride émeraude, à des teintes plus claires. Seul un arbre biscornu, possédant plusieurs houppiers répartis sur différents étages de branches, anarchiquement disposées sur le tronc épais et tordu, trônait au cœur de ce bosquet.

 Au pied de ce feuillu solitaire, prenait place un immense bourgeon de fleur, bardé de ronces vivaces, dotées d'épines recourbées aussi longues que des épées, et dentées de toute part. Notre escorte s'arrêtait quelques mètres avant d'atteindre le centre du dôme végétal, et nous faisait signe de nous avancer. Je reprenais mon apparence humaine, et, tout en continuant à scruter nos alentours, je me dirigeais vers le cocon de pétales, tirée par Teïnelyore qui avait saisi le bout de mes doigts. Tandis que nous approchions du bouton gigantesque, ce dernier semblait éclore, dévoilant en son sein, celle qui devait être la gardienne de cette sylve.

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