La Renarde du Shropshire
Les mouettes crient à tue-tête dans le port de Liverpool.
C'est un peu ennuyeux.
En plus, je sais que Maman déteste la mer ; elle préfère rester au cottage, dans le Shropshire, à nourrir les poules et les canards. Ça sent toujours mauvais quand je vais chez elle. C'est la campagne.
Ici, ça sent les algues et la peinture de bateaux.
J'aime bien.
Dans ma poche, un renflement. Ce sont les cigarettes que m'a ramenées mon oncle de Cuba. Comme tous les enfants du coin, je fumote en regardant les oiseaux. Quand il ne pleut pas.
J'en sors une distraitement, et l'allume avec mon machin-chose-à-huile.
La première bouffée est toujours un peu poussiéreuse.
Je souffle un nuage. C'est drôle.
Mes fesses me démangent. Je décide de me lever, puis de fureter entre les caravelles. Oncle Edward dit toujours que les bateaux sont comme leurs propriétaires. Celui-là est tout cassé, celui-là tout coloré. J'aime bien marcher pieds nus.
Oh ! Un beau coquillage !
Un attroupement de messieurs vient vers moi. Ils ont tous de sales têtes.
— Vous avez des sales têtes ! je crie avec ma cigarette aux doigts.
Les bonshommes me regardent avec un air méchant.
Mais j'ai pas les chocottes. Oncle Edward fait bien plus peur. Et Papa, un peu aussi.
— Espèce de sale petite gamine, viens ici ! rugit le plus gros, celui qui ressemble à un taureau.
— Arrête, Pit ! grogne celui qui porte un grand chapeau marron. Tu vois bien que c'est la p'tite Zélie. C'te môme a dix ans. Les gars du coin la surnomment "La Renarde du Shropshire" car, pour sûr, c'est la nièce à Low...
Campée sur mes deux pieds, je fais face à leurs grosses têtes ; mes petites nattes oranges volent sous les bourrasques, et je crois que j'ai un air fier sur la figure.
— Mignonne la p'tite ! rigole un autre. J'aime bien ses cheveux r...
— T'gueule, Washington, c'est une môme j'ai dit ! tonne Chapeau Marron en lui donnant une beigne.
— Ouch ! dit l'autre.
— Zélie ! crie une grosse voix, très loin derrière moi.
C'est Papa. Zut. Ça commençait à être marrant.
La mine boudeuse de manquer une castagne, je tourne les talons et rejoins mon père qui m'attend au bout du ponton.
Quand je déboule devant son nez, il me regarde de toute sa grande hauteur. Il est immense, mon Papa. Sa grosse barbe m'empêche de voir pleinement ses yeux, mais je sais qu'il est pas très content.
— Ne va pas embêter les mousses, on ne sait jamais ce qu'ils peuvent faire, gronde-t-il en mettant les poings sur ses hanches.
— Ça, ça veut dire que tu m'aimes ? demande-je effrontément.
— Pas du tout, grogne Papa en se détournant. Allez, viens, j'ai du travail.
Je jette un dernier regard vers les beaux bateaux et les gens qui courent partout.
Puis je rentre dans le hangar de Papa.
Papa est forgeron, sa forge principale donne sur le port, ici à Liverpool. Mais il est souvent "en vadrouille", comme il dit. Aussi, vu que j'ai pas envie d'aller au pensionnat et que Papa est dans le coin pour une fois, je reste avec lui cette semaine. Je viens toujours ici pour échapper aux maîtres d'école. Je déteste apprendre des choses. Des choses inutiles. C'est Maman qui m'a inscrite à la pension pour filles de Liverpool. C'est nul, moi je veux tout faire comme Papa et Oncle Ed.
Je tire une géante latte de fumée. Et j'essaie de faire un rond, mais c'est trop dur.
Aujourd'hui, Papa fait des armes ; je le sais parce que j'ai vu des moules à l'arrière. Parfois, il fait des pièces de monnaie aussi. Mais ça, j'ai pas le droit de le dire. Il a beaucoup de secrets, Papa. Comme Oncle Edward. C'est deux frères, et ils sont très connus par ici.
— Tu devrais arrêter de fumer, gronde Papa en examinant une grande épée.
— Je fais ce que je veux, dis-je en secouant la tête. Et c'est Tonton qui me les a rapportées.
Je saute sur l'établi, pendant que mon père soupire en grommelant.
— Il est où d'ailleurs ton frère ? je demande en mâchonnant mon mégot.
— Edward est parti vivre son rêve. Bon débarras !
— Quel rêve ? Et il va revenir, hein ? Dis !
— Rien n'est moins sûr, Zélie. Quand on devient pirate, on se lie par serment à la mer, et on n'y déroge pas. Peut-être qu'il ne reviendra jamais ...
— Pirate ? je couine.
Je n'ai retenu que ce mot-là. Moi aussi, c'est mon rêve d'être une pirate. Les autres marmots de la ville en parlent tout le temps : être libre sur l'océan, faire ce qu'on veut, couper les têtes de la Marine. J'ai hâte d'avoir un gros bateau, moi aussi, ça serait chouette.
— Papa ?
— Quoi encore ... grogne-t-il avec mauvaise humeur.
Je me mets debout sur sa table de travail.
— Quand je serai grande, je serai la plus forte des pirates !
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