3.
Puis un jour j’ai le sentiment que mes mains ne sont plus aussi sûres qu’avant, que des petites choses tombent, que les yeux doux des belles glissent sur moi, que mon assurance ne fait plus toujours mouche. J’entame la descente, et j’ai beau pédaler en arrière, mes tentatives ne ressemblent qu’à de mauvaises imitations de celui que je fus. C’est bête. Juste au moment où j’allais tordre le cou à la Parque. J’avais prévu la scène de longue date : sous un silence retenu, je comptais lui planter mon nez rouge directement entre les omoplates. Fini de jouer. C’est que je veux bien être magnanime, mais la deuxième trompette a sonné depuis des lustres. Je ne voudrais pas que la Dame à la faux découvre l’homme derrière le maquillage. Cazzo ! Voilà que mon nez tremble. Pas de chance.
Les chiffres ne suivent plus, la concurrence s’organise, je passe du statut de précurseur à celui de has-been. La Mamma m’avait bien dit de prendre garde, de me méfier des femmes et de la chienne de vie. Je croyais l’avertissement à la mesure de sa faconde. Démesuré, trop appuyé. Ça n’arrive qu’aux autres, je suis vigilant maman, avais-je l’air de dire sous mon sourire de crâneur. C’est normal de n’écouter les mères que d’une oreille distraite, non ? Non ? Ah ben mille pardons Carmelina, j’y ai cru moi aussi à la toute-puissance de l’homme têtu. Je ne suis pas le dernier.
J’ai appris il y a quelques jours que Superman a fini sa vie en fauteuil roulant. Ça m’a fichu un coup ! Remarquez bien que je m’en fous de Superman et de ses lunettes, c’est juste que je me dis qu’on ne nargue pas le destin commun comme ça. C’est pour le symbole.
Le chapiteau prend des rides, on voit les étoiles fanées à travers les trous dans la toile. Les trapézistes prudents ont tendu les filets, les fauves aux yeux cernés font un peu peur au ventripotent à cheveu rare qui agite le fouet claquant mollement dans le vide. La poudre de l’homme-canon a pris l’humidité. L’eau que ma fleur à la boutonnière envoie sur mon camarade talqué dégage une forte odeur de poussière.
Même mon pancréas fait la gueule. À force de ne pas m’occuper de lui, il me rend la pareille.
Comme rien ne se passe, la Faucheuse qui m’offrait sa nuque résignée lève un peu ses orbites vers moi. Puis je vois son sourire victorieux plein de dents. Elle se redresse. Cerné, terrorisé, une nuit de décembre je traîne mon corps plein d’un sang usagé vers le chapiteau déserté. Les caravanes dorment, quelque lionne ronfle, le moteur d’une clim ronronne quelque part. J’ouvre le rideau rouge. J’avance sur le sable, la lumière de la lune qui s’invite par les trous du tissu modèle clairement les contours de la scène. La musique qui jouait dans ma tête s’arrête. Au centre de l’arène vide, la Mort emplie de la confiance de celle qui sait, me tourne déjà le dos. Ovationnée par les sièges bourrés d’âmes défuntes, elle prend son temps pour se retourner, me toise de son assurance tranquille, brandissant un fusil parce que pourquoi pas. Quand elle s’approche de mes yeux résignés, qu’elle me présente le double canon d’acier à quelques centimètres du front, la capuche s’indigne car l’index qui presse la gâchette est le mien. La troisième trompette sonne. La Mort reste un peu sur sa faim.
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