L'oeil

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Un son. Un rire. Une voix.

  • Je te vois... Je te guette... Je te juge !

Son hurlement se bloqua dans sa gorge tandis qu'elle se réveillait, couverte de sueur.

Titubante jusqu'à la salle de bain, son regard croisa celui de son reflet. La peau pâle et des cernes sous les yeux.

Ça avait commencé une nuit, au détour d'un songe. D'abord des grattements, qui s'étaient transformés en pleurs. Avant de laisser place à un rire glaçant.

Et cette nuit, cette voix...

Le souffle de son inflexion résonnait encore à ses oreilles alors qu'elle descendait à la cuisine. Ne parvenant pas à quitter son esprit. Un verre d'eau plus tard, elle remonta vers sa chambre avec le visage d'un condamné à mort.

Lançant un regard noir à son lit, elle se glissa sous les draps en priant pour ne pas la réentendre.

Elle rouvrit les yeux sur un plafond de bois. Entouré de murs dont elle parvenait tout juste à voir le bout. Cela lui fit immédiatement penser à une sorte de boîte. Qui ne semblait pas avoir de fin.

Avant qu'elle n'ait le temps d'esquisser le moindre geste, des ombres sortirent de derrière une rangée de mur. Des contours ronds se dessinèrent à mesure qu'elles se glissaient dans sa direction.

Elle cria.

Des yeux sans paupières l'encerclaient et la fixaient.

Elle s'effondra.

L'un d'eux s'avança. Un rire résonna dans la pièce, suivit d'autres toujours plus nombreux. Des rires a glaçer le sang.

Elle se couvrit les oreilles, mais ils semblaient résonner jusque dans sa tête.

L'œil s'arrêta à ses pieds.

  • Viens...

Les mots s'imprimèrent dans son cerveau et elle se vit se lever sans résistance. Elle ne contrôlait plus son propre corps.

Le globe oculaire l'entraîna vers l'un des murs de la rangée. Marron. Fin. Des tâches de couleur semblaient se dessiner vers le haut, cotoyant presque le plafond. Et un écriteau, juste devant l'œil.

  • Regarde.

Son corps se rapprocha, l'amenant à y déchiffrer les mots inscrits.

Un nom.

Un âge.

Une date.

  • Rappelle-toi.

Dans son dos, les autres yeux l'encerclaient.

Me rappeller de quoi ?

Elle avait beau y réfléchir, mais ce nom ne faisait rien ressurgir. Tout au plus un vague sentiment de déjà vu.

  • Continuons...

Le globe oculaire flotta dans les airs jusqu'au mur suivant.

Là aussi, un nom, un âge et une date.

Il enchaîna avec un autre, encore un autre. Un défilé sans fin. Devant son air perdu, l'œil se retourna enfin. Dardant son iris sur elle.

  • Souviens-toi...

Les chuchotements dans son dos la firent sursauter. Les autres globes s'étaient mis à tournoyer furieusement. Un tremblement la saisit.

  • Tous ces noms, toutes ces dates. Rien ne te revient ?

La voix s'emplissait de colère à mesure que l'œil se rapprochait de son visage.

  • Je ne sais pas de quoi vous parlez. Laissez moi tranquille !

Retrouvant l'usage de son corps, elle tenta de le repousser. Mais ses mains ne traversèrent que du vide.

  • Nous ne te laisserons jamais.
  • Tu ne connaîtras pas le repos.
  • Tel est ton châtiment.

L'énorme globe oculaire se tourna en direction des rangées de murs.

  • Ces dossiers...
  • Ce ne sont que des murs, rien d'autres ! Arrêtez de me tourmenter !

Un frémissement la fit se retourner brusquement. Les yeux se déplaçaient de manière chaotique, se retenant de fondre sur elle.

  • Que des murs ? Que des murs !

La voix résonna tout autour d'elle, l'oppressant. Elle tenta de se boucher les oreilles, mais elle pulsait encore et encore dans son esprit. L'assourdissant presque.

Un concert se fit entendre dans son dos.

  • Ce sont nous !
  • Nos vies !
  • Nos avenirs !
  • QUE TU NOUS AS VOLÉS !

Ils foncèrent et la percutèrent de plein fouet. Un froid glacial la traversa, suivit d'une sensation de chute. Elle était en eux, ils l'absorbaient. La noyaient dans leur fureur vengeresse.

Elle manquait d'air.

  • ÇA SUFFIT !

Son dos heurta le sol avec fracas. Les yeux s'éparpillèrent en une fuite désordonnée. Le globe oculaire se positionna devant elle, fixant son iris sur ses camarades.

  • Nous voulons la vengeance, mais pas au mépris de l'oubli. Rappellons lui. Ensuite nous pourrons.

Son corps fut trainée sur le sol, de dossier en dossier.

  • Chaque dossier représente l'un d'entre nous. Tout ce qu'il en reste dans les méandres de ton esprit dérangé. Nous ne sommes que l'ombre de ta culpabilité.
  • Quelle culpabilité ? Je ne sais même pas qui vous êtes. Tout ça, tout ces noms ? À quoi ça rime ? Laissez moi juste tranquille !

Le blanc de l'œil vira au rouge, seul sympthôme de son énervement.

  • Tu nous a volé nos vies, nos rêves et nos espoirs. Tu était censé nous aider, nous épauler. Mais tu nous as enfoncés, rabaissés plus bas que terre.
  • Des dossiers, des dossiers, rien que des dossiers...

Les yeux se remirent à tourner autour d'elle, faisant résonner leur litanie dans toute la pièce.

  • Des dossiers, des dossiers, rien que des dossiers...

Le globe oculaire dissimula ses camarades à sa vue.

  • Des êtres humains dont tu as brisé l'existence, jusqu'à leur ôter toute volonté de vivre. C'est toi qui les as assassinés, qui NOUS as assassinés !
  • Mais de quoi vous parlez ?
  • Des noms anonymes sur des dossiers à moitié vide ! C'était ton travail de nous aider, mais toi, TOI, tu n'as vu que des chiffres et des statistiques !
  • C'est toi qui nous as tués... qui nous as tués !
  • Je n'ai fait que mon travail, rien d'autre...
  • Un travail qui a tués des êtres humains, pas des chiffres.
  • Peu importe qui vous étiez, laissez moi tranquille. Je n'ai rien demandé moi, vous n'existez même plus, vous êtes morts ! J'ai rien à voir dans votre stupide vengeance.

Le rouge de l'énorme iris vira au cramoisi. Son iris se colla pratiquement à son visage.

  • TU NOUS AS ASSASSINNÉS SANS AUCUN REMORD !
  • Et je m'en moque ! Partez, partez loin, que je ne vous revois plus jamais. C'est mon esprit ici, c'est moi qui ai le contrôle.

Elle réussit à se redresser, mais fut brusquement repoussé au loin. Les autres tentèrent de lui foncer dessus. Ils furent stopper avant d'être projetés contre les dossiers.

  • Non, tu n'as pas le droit de nous arrêter ! Tu ne peux pas !

Un souffle sorti de nulle part balaya le globe oculaire, l'envoyant contre l'un des mur factice. Il fut aussitôt absorbé à l'intérieur. Sa voix cessa aussitôt de résonner dans son esprit.

Autour d'elle, les autres yeux avaient disparus, eux aussi absorbés par les dossiers. Leurs dossiers.

  • Enfin, c'est enfin terminé. Plus de cauchemars, plus de regards insistants dans les ténèbres.

La pièce représentant une gistantesque boîte s'évapora, lui faisant ouvrir les yeux sur sa chambre.

Le lendemain, elle pénétra avec une allure reposée dans son petit bureau bien ordonné.

Elle se dirigea vers une armoire au fond de la pièce et l'ouvrit en grand. Dedans, des dizaines et des dizaines de dossiers étiquetés par ordre alphabétique.

Ce rêve n'avait vraiment aucun sens... Il était temps de faire un peu de ménage.

Se saisissant d'un premier dossier, elle le balança dans la poubelle. D'autres suivirent, jusqu'à ce qu'une feuille s'échappe.

Elle jeta un bref regard dessus. Des noms, des dates de début de suivi, mais pas de date de fin. Seulement une date de décès. Suvi d'autres noms, d'autres dates de début et d'autres dates de décès.

Ses pages n'ayant désormais plus de sens se retrouvèrent à leur tour dans la poubelle. Dans son esprit, elle crut entendre un instant les voix des globes oculaires résonner, mais elle secoua la tête pour les chasser.

Elles se turent définitivement alors qu'elle se dirigeait hors de son bureau, la poubelle en main. Laissant derrière elle son armoire remplie de dossiers sans âmes.

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