Chapitre 4 Choquante sauvagerie

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Lettre XII Du marquis de Lagandière à la duchesse de Galanta


Chère compagne de bataille,


Votre investissement pour notre charitable entreprise porte ses fruits. Moult lettres envahissent mon secrétaire et je suis contraint d'en faire de grands monticules. Voilà comment l'on attire les femelles. Elles sont les abeilles, je suis le miel. Mais quand ce miel a bon goût, il attire trop de favorites et s'épuise au vu de toutes ces attentions. Il semblerait que les mignonnes soient disposées à me faire demeurer sur mon siège de seigneur au palais romain. Le roi lui-même ne pourrait censurer ces files interminables de femmes vers un homme aussi honnête et sincère. Le nombre de maîtresses se multipliera donc pour moi car il y a tant de bonnes gens à découvrir autant à la surface qu'à l'intérieur de leur chair. Vos hautes fonctions au sein du palais sont inestimables et bien que vous soyez l'une de mes favorites, le temps risque de me manquer. Les délicieuses heures au lit devront être sacrifiées contre des fêtes que vous organiserez, vous, maîtresse de maison que j'estime bonne et excellente. Je vous vois déjà, la tête haute, tentant de ne pas être accablée devant le recul que nous devrons malencontreusement prendre pour élever les vierges et les dames pieuses.

La récompense n'en sera que plus grande, je vous le promets. La multitude de demandes que je reçois sont douées d'une exquise écriture bien formée caractérisant l'éducation que l'on donne aux jeunes filles. Voyez-vous, cela ressemble fort à une sténographie qui va à l'encontre de votre pensée si bien exprimée dans vos lettres. Et c'est ce que j'aurais voulu retrouver dans tous ces tas dont je vous épargne la description laborieuse. Un manuscrit a attiré mon attention. Un écrit parfait, au parfum de femme, à l'encre bleue qui ne bave pas. J'ai tout d'abord cru aux aveux d'un homme (il est vrai ma chère compagne de bataille que les hommes peuvent se révéler charmant lorsque leur amour explose) puis je me suis ravisé, l'esprit embrumé de fantasmes. Point que je sois chagriné, ce fut une créature d'Eve et voilà ce que j'en ai retenu. Une princesse d'un autre monde, une grande dame aux allures méprisantes avec un égocentrisme révoltant. Connaissant votre jalousie et l'amour qui couve en vous, la rage aurait serré votre cœur et agité votre esprit. J'aime cette muse arrogante et trop sûre d'elle. La bonne nouvelle est qu'elle est prête à se livrer à moi, une fleur dont les pétales fanent pour refleurir dans une terre plus fertile.

Il me tarde de vous montrer ma deuxième lecture, celle de votre soi-disant amie. Lettre très sensible que voici, au caractère ridicule et pathétique. Cette femme fragile me donne du baume au cœur, une envie d'être le protecteur de cette âme sensible. Vous m'en aviez beaucoup parlé et la description de son corps avachi et de ses grands yeux tristes. Habitué à tant de corps doux et légers, je suis comme aimanté par son être lourd, gras et si peu attirant. Mais je le sais, il a quelque qualité, quelque beauté cachée que seul un homme peut deviner chez une femme. Contraint de devoir m'occuper des priorités, je me dois de faire appel à votre possessivité mais votre amie est si charmante, si pieuse que ma peau en frémit.


Voici l'avis d'un lecteur doté d'un esprit critique aiguisé, accompagné d'une critique qui je le souhaite, soit suffisamment détaillée et à la hauteur de vos espérances.

Votre compagnon de bataille, Cédric de Lagandière.


Lettre XIII Réponse de la duchesse de Galanta au marquis de Lagandière


Cher homme d'affaires, ou devrais-je dire, homme d'affaires de dames,


L'intelligence de toutes ces femmes est touchante mais n'oubliez pas que celle des lettres ne fait pas la personne. Mon amie se comporte comme une pauvre victime, elle attire la préoccupation d'hommes trop naïfs comme vous. Ne vous laissez point apitoyer par ce genre de race qui se prenne pour des nymphes abusées. Je voulais évoquer avec vous les principaux sujets de notre gentille fête. En voilà le programme.

Connaissant votre domaine et les beaux jours qui suivront, l'après-midi commencera par une douce promenade près de la mer et des jardins. Nous laisserons les couples s'enlacer, s'avouer les choses les plus honteuses, les filles se glisser auprès des torses mâles. Tout cela sera égayé par un vin clair et sucré commandé chez le meilleur caviste de Lagandière. Le champagne pétillant servira à envahir les corps d'une ambiance enflammée, favorisant les orgasmes et le touchant laisser-aller. Puis dans la soirée, lorsque tout le monde aura bien bu, bien mangé, nous irons au lit. Pour les plus naïfs, ce sera une nuit de bals, de banquets garnis et de conversations innocentes et délicieuses.

J'ai communiqué avec le majordome à propos de l'inventaire des costumes : masques d'animaux, de nymphes, de dieux et bien sûr des cartons de poudre rouge et blanche. Le champagne et le vin ne manqueront pas, j'ai eu le plaisir de trinquer à votre santé et à notre entreprise déjà florissante. Permettez-moi de prendre votre rôle, qui est celui de goûter les grands crus.

Un conseil de mère pour son fils qui vous paraîtra répétitif et barbant : méfiez-vous des femmes. Certaines sont des courtisanes aguerries, habituées aux gentilshommes libertins. Elles savent y faire dans ces affaires-là, vérifiez souvent les caisses du palais.

Votre compagne de bataille, Margot de Galanta.


Lettre XIV De la marquise de Souche-Parré à la duchesse de Galanta


Ma très chère confidente,


L'écriture m'est favorable lors de moments de désarroi. Lorsque ma plume se pose sur le papier clair, j'ai le sentiment de m'envoler loin des malheurs et des ressentiments qui s'emparent de moi tel un flux de poitrine lors d'une promenade très imprudente. J'ai assisté à cette fête qui, dans mon esprit, semblait très sage. Mais voilà que j'ai eu affaire à un calomniateur dont j'accuse d'avoir rectifié sa parole dans une lettre qui m'était destinée. Je lui ai avoué mon aversion pour les débauches, les actions crues et les paroles malhabiles. L'après-midi a été délicieuse, passée auprès de la mer aux vagues tranquilles, au vent balayant nos cheveux poudrés. J'ai causé avec une certaine comtesse de Parois et le beau monde confirmera ma critique : trop sûre d'elle, convaincue de ses avis, prête à en découdre avec les autres rivales. Elle est jeune mais bien naïve. C'est encore une demoiselle sans éducation, mariée à un vieillard qui n'aura jamais eu le temps de la discipliner, une jeune fille tout juste sortie du couvent. Mais vous aviez raison, un esprit contraire au sien peut éveiller et égayer l'esprit des ennuis du foyer. L'atmosphère de cette idylle s'est totalement changée, comme si un orage s'abattait sur le paysage marin. J'ai retrouvé la marquise de Parois entièrement nue, les formes bien en vue et recouverte de poudre d'or. Imaginez la tête que j'ai pu faire face à cette femme nue et à la merci des hommes !

J'ai failli ne point la reconnaître car un masque d'animal fort grossier couvrait son beau visage. Les décorations autrefois gentilles, jolies et riches disparurent. Les domestiques avaient donc comploté alors que nous étions en pleine promenade ! De grandes colonnes faisaient face aux immenses portes du palais romain. A la place de petites tables, des sortes de lits déjà occupés par des personnes masquées, pieds nus, débauchées, incorrectes. Je pénétrai en ce lieu, pétrifiée et interloquée par le frôlement des jupes trop courtes, des torses divers, des jambes découvertes et peu élégantes. Je me sentis épiée d'être enveloppée de vêtements soyeux et de chaussons confortables. Les êtres sont devenus une communauté indigène et peu encline à se plier aux règles plus correctes de la religion catholique.

Ce que je dénonce ici Madame, ce sont ces agissements étranges et peu conformes à ce que le maître des lieux nous avait avancé. L'engagement a-t-il été modifié sans que nous aillâmes été avertis ? Je vous demande de contacter le responsable de cet établissement dont le monde flatte déjà les qualités. Je suis une simple arrivante et je ne me pense point seule à observer ces changements. Si vous pouviez informer votre directeur, cela aiderait non seulement à positiver la réputation du palais romain mais attirerait moult bonnes personnes.

Je ne me prétends point bonne conseillère mais en espérant que mon avis de femme prudente vous aura aidé à comprendre les dysfonctionnements de votre entreprise.

Bien à vous, Delphine de Souche-Parré.


Lettre XV De la marquise de Galanta au duc de Lagandière


Très cher ami,

Je joins en bas de mon écrit une lettre dont vous me ferez le plaisir de parcourir. En effet, notre fête a causé bien des préoccupations pour une convive. Une seule vous me direz, cela fait peu et c'est un bien piètre danger qu'elle représente là. Mais ses commentaires m'ont particulièrement fait gausser. Vous ne devinerez jamais qui a pu faire la critique de notre charmant palais. Je vous en laisse la surprise au pied de la lettre. La longueur du manuscrit étant ridiculement longue, j'y ai relevé les désagréments. Nos convives étaient bien trop dénudés et bien trop naturels. Mon cher, vous vous êtes induit en erreur, vous aviez promis à nos chères mignonnes que les fêtes seraient sages et qu'elles seraient consacrées à l'éducation des jeunes filles !

Or, ce que notre critique a vu lui a bien déplu. Elle s'attendait à des secrétaires alignées devant un tableau noir et un bureau de maître, et non à des colonnes ! Je crains que nous n'ayons pas bien compris le sens du mot éducation puisque nos décors n'y correspondent point ainsi que les gens qui les composent. J'ai malheureusement oublié – contrainte par ma responsabilité de femme lors de cet événement – de faire coudre des bures afin d'en vêtir nos invités. Il va de soi que nous ne sommes point à une comédie, que la nudité ne doit pas comparaître aux yeux des dames.

Nous avons donc affaire à une cliente mécontente et je vous prie mon ami de rendre les banquets plus sages, plus instructifs et moins sauvages. Le regard de cette femme pourrait bien être celui de l'institution et nous pourrions être jetés en prison pour avoir remplacé les bureaux par des banquettes. Revêtez les mignonnes, empêchez les hommes d'avoir un comportement déplacé et notre réputation sera bientôt nôtre. C'est une question de vie ou de mort pour cette dame dont le choc a été terrible. Veillez à ce que les récentes fondations de notre entreprise ne s'effondrent point à cause d'une plainte d'une vue d'hommes en pagne.


Votre compagne de bataille, Margot de Galanta.


Lettre XVI De la duchesse de Galanta à son mari


Mon doux époux,


Les jours s'écoulent sans que je ne vois une onde de votre retour. Je compte les jours, les nuits, les secondes, les minutes jusqu'à ce que vous pénétriez le seuil de notre demeure. Cette lettre se perdra sans doute dans toutes celles qui attendent les maris partis loin des femmes. Vous la lirez quand vous pourrez ou vous vous la ferez dicter par un domestique. Demandez-lui d'y mettre le ton car cet écrit est pour vous, avec toute la tendresse que je puis transmettre à l'aide de ma plume. À Lagandière, le vent tempête fort et balaye les maigres arbres qui peuplent les côtes escarpées. Les banquets se multiplient, beaucoup d'amies viennent pour me demander conseil. Lorsque le temps ne nous permet point de fouler l'herbe fraîche ou encore le sable fin des plages, nous nous enfermons dans la bibliothèque, le feu brûlant dans l'âtre, les pieds reposant sur de moelleux coussins. Ne pensez pas que nous lazardons Monsieur, non. Nous autres femmes avons de l'intelligence même si le beau monde chuchote que nous sommes des créatures naïves et ignorantes.

Nous lisons, parlementons sur des sujets sages et discrets. En dehors de ces discussions, que je trouve lassantes et peu intéressantes, je corresponds avec quelques gentilshommes à ma hauteur. Ne soyez point envieux ni jaloux, cette attitude ne me correspondrait pas et je tiens à ma liberté. Ayez confiance en ma loyauté, je vous rendrai l'amour que j'ai pour votre humble être. Les assemblées sont de bon goût, les invités charmants, le champagne frais et enivrant. Je me suis donc rendue par un bel après-midi de printemps, où les odeurs rustiques viennent titiller les narines, sur la propriété d'un bon ami. Je fus accueillie par des femmes en tenue rose, mignonnes et souriantes. Elles offraient de petits bouquets de fleurs aux dames. On trouva cela fort gentil. Les grandes portes de ce palais – le terme que vous trouverez fort bien choisi – s'ouvrent sur une salle d'une belle superficie. Les danseurs valsent dans un rythme touchant. Une fontaine aux statues gigantesques vient attendrir la soif des plus fatigués et les banquettes au bois foncé supportent les dos las de gestes gracieux.


Je souhaite que vous reveniez au domaine sain et sauf et que vos missions ne vous retiennent pas trop longtemps. Sachez que le soleil à Lagandière appelle à des soirées délicieuses sur les terrasses des beaux établissements de notre ville.


Votre douce épouse, Margot de Galanta.

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