Chapitre 10 Caisses vides, Mignonnes en colère

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Lettre XXXII De Madame de Lagandière à son fils le marquis de Lagandière


Mon cher fils,


Il y a quelques jours de cela, nous sommes venus vous rendre visite dans le domaine que vous occupez depuis déjà quelques mois. Et nous avons pu constaté, votre père et moi-même le désastre inimaginable de ce château transformé en un vulgaire grenier. N'ayant pas eu les explications souhaitées, vous avez cru bon d'éluder les interrogations pressantes de votre père et d'esquiver mes inquiétudes. En tant que bonne maîtresse de maison, j'ai souhaité parlementer avec les domestiques responsables de la tenue du domaine à la place de Monsieur de Lagandière qui se serait montré fort injuste et d'une sévérité impardonnable. Ces derniers ne m'ont répondu qu'à demi mots, je ne compris point alors ce qui se déroulait réellement par ici. Alors je vous repose une dernière fois la question qui nous tourmentent bien tous les deux et nous empêchent de bien sommeiller : que se passe-t-il donc en votre maison pour que les gens se taisent, la langue coincée entre les dents, la tête baissée comme des enfants en faute ? Je vous ai trouvé sec et immobile au milieu de cette grande salle à manger, donnant des arguments ridicules, les mains croisées dans le dos, l'air haut, ce qui agaça Monsieur mon mari. Je ne compris alors point l'allure et la prestance dont vous fîtes preuve en ayant nullement grande conscience de la situation qui nous préoccupait. Les jours s'écoulèrent jusqu'à ce que vous veniez nous rendre visite au domaine familial. Un grand banquet fut célébré à votre arrivée, je reçus des louanges de votre posture. Mais bien des rumeurs circulèrent lors de cette fête, ce que Monsieur votre père intercepta bien vite. Nous en discutâmes discrètement en compagnie de bons amis qui ne vous ont point reconnu.

Qu'est-ce qui justifie votre humeur plus joyeuse quoique plus grossière ? Une femme a-t-elle touché votre âme au point de modifier le comportement exemplaire de notre petit garçon ? Il me semble que je ne vous ai pas élevé de la sorte, il m'arrive encore en ce jour de m'accabler de reproches, de replonger dans les doux souvenirs de l'enfance naïve pour comprendre quelle erreur ais-je commise pour que votre réputation régresse en une belle soirée. Par la suite, on m'envoya de multiples lettres décrivant chacun de vos mouvements, de vos paroles auprès de nos convives, que je montrais à votre père. L'abattement fut tel que je dus m'allonger, ouvrant mon corsage afin de retrouver l'air frais, votre père appelant le médecin. « Une allure démesurée de prince », « une tenue irresponsable d'un adolescent de cet âge », « un garçonnet, pas encore un homme » : voici les commentaires de nos amis proches décrivant leur déception et leur colère. Dans un élan de rage soudaine, Monsieur le duc s'enferma dans son bureau à l'aide de son secrétaire et dicta une lettre à notre banquier. La réponse nous parvint quelques jours plus tard et sans étonnement puisque nous nous attendions à une très mauvaise nouvelle. L'argent de nos caisses avait considérablement diminué, il ne restait donc que quelques deniers. Nous étions donc aux abois, comme nus. Vous ne pouvez qu'imaginer l'indignation de Monsieur votre père. La lettre qu'il déchira finit par dessus la fenêtre, il ordonna une visite supplémentaire au second domaine en compagnie de nos domestiques. Nous fûmes partis tôt dans la matinée après vous avoir envoyé un mot la veille de notre départ.


Arrivés en votre habitation, nous fûmes sur votre palier en début d'après-midi. Nous vous trouvâmes en tenue simple, négligée si je puis dire et nous pénétrâmes en ces lieux. Ignorant vos protestations, nous retournâmes le domaine à l'aide de nos complices. Nous découvrîmes de mystérieux décors dégoûtants et déplacés, des milliers de bouteilles de champagne et de vin de toute sorte. Sous un drap, des masques affreusement taillés, des masques de monstres, de nymphes, de dieux, de déesses. Je dus m'allonger pour ne point sombrer et retrouvai mon courage pour vous gronder et vous interroger à propos de ce capharnaüm. Votre père fut plus sévère encore, l'humiliation qu'il vous infligea est sans doute la cause de votre colère. En tant que génitrice d'un jeune homme, d'un fils de marquis, je me dois de vous ordonner la plus parfaite tenue du domaine ou nous reviendrons bien volontiers afin de vous priver de vos vivres.

Bien à vous,


Votre mère la marquise de Lagandière.


Lettre XXXIII Du marquis de Lagandière à la duchesse de Galanta


Madame,


Après un séjour houleux en compagnie de mes géniteurs, accablé de reproches injustes et discriminants, je reviens vers vous afin de mettre au point les finances de notre florissante entreprise, condamnée si les résolutions apportées ne fonctionnent point. Vous êtes mon associée, ma suppléante et les responsabilités que je vous ai confiées ne sont pas remplies. Plusieurs plaintes me sont déjà parvenues, ravivant mon incompréhension et ma colère au vu de l'absence de ma coéquipière. Veuillez donc me transmettre un signe de vie de votre part ou il sera de mon devoir de vous rendre visite, présence du mari ou non.

Les finances du palais romain ne sont pas au beau fixe, mes géniteurs m'ayant rendu une visite surprenante et une inspection stricte et fort dérangeante. Je vous laisse donc comprendre la situation délicate dans laquelle je me trouve puisque je risque une privation de mes biens et un retour à l'ennuyeux domaine familial, clivé de traditions harassantes et d'une autorité patriarcale naturellement assoupissant. Ignorant la véritable nature de nos cérémonies, mon père Monsieur le duc ne réalise point encore le gouffre creusé par les dépenses. Je suis ruiné. Il faut donc que vous repreniez le relais, que vous renflouiez les caisses, que vous remplissiez les verres de vin et de champagne et que vous commandiez de nombreux costumes somptueux. J'ai lu avec attention l'écrit théâtral concernant la marquise de Parois. Je ne peux que vous rassurer concernant notre relation. J'aime beaucoup ma maîtresse, nous entretenons des liens solides comme tout convive et je n'ai rien à en redire. Je suis un être libre, un homme ne pouvant se contenter d'une seule femelle. Je suis un lion dans son état naturel, à l'aise mais sensible aux plaintes.


Lettre XXXIV De la duchesse de Galanta à la marquise de Souche-Parré


Amie éternelle,


Je suis une âme en détresse, effrayée par les événements qui me frappent. Je ne comprends pas tout cela, m'interroge sur ce que j'ai pu faire à ces personnes pour leur attirer tant de haine. Je me promenais paisiblement dans les immenses jardins de votre domaine, surveillée de près par ma jeune domestique déjà fort inquiète de mon état. Je l'avais emmenée dans mes bagages, désireuse d'avoir un personnel de confiance auprès de moi. Je m'étais éveillée pas très bien, la tête lourde, la vue brouillée par je ne sais quel symptôme. Je dus abdiquer quelques instants sur ma couche, attendant une serviette d'eau fraîche que j'appliquais sur mon front. Je ne pus boire ni manger le plat que me préparait la cuisinière, je lui commandais de laisser tout cela de côté jusqu'à ce que je vienne quémander mon dû. La veille, je vous avais averti de mon état branlant et je demeurais allongée sur la banquette d'extérieur. Vous m'interdisiez de rester dehors, craignant que je prenne un flux de poitrine. Vous aviez les larmes aux yeux, la mine défaite, les bras tombant sur les côtés de votre robe, devant mon état de mourante.

En début de soirée, demeurant encore sur la banquette, je reçus la visite d'une domestique, une lettre du cachet que je reconnus immédiatement. D'une main tremblante, je déchirai l'enveloppe et lus le contenu. Je n'eus point besoin de parcourir cet écrit effroyable pour ressentir une profonde blessure qui allait de la poitrine à l'esprit. Vous entendîtes mon hurlement, terrible, résonnant, un cri de bête si douloureux face aux expressions violentes. L'émotion fut telle que je sombrai. À mon réveil, je sus qu'on me transportait en votre chambre à coucher, les couvertures rabattues sur mon faible corps. Immédiatement, je demandai la lettre qui m'échappa lors de mon malaise. Je la retrouvai dans vos mains, l'air préoccupé, les dents plantées dans vos charmantes lèvres. Après la lecture à voix haute, sans doute pour peser l'effet de cette lettre digne d'un procès, je me réfugiai dans vos bras confortables, vos bras de génitrice, vos bras d'amie chère en mon cœur. Les larmes passées, je me mis à vous conter les horribles reproches que me faisait l'étrange personnage. Je n'en revins tout simplement point et il osait m'accuser, moi, duchesse de cette magnifique ville côtière.


Les banquets ne peuvent se faire sans un financement de notre part, j'ai donc proposé à ce fielleux de marquis, mâle froid et sarcastique un marché alléchant : j'apportais une bonne partie de mon argent afin d'alimenter les réserves de vin, de champagne et de vivres, je finançais les décors qui rendent notre palais romain si attirant, si attractif. Se prétendant immensément pauvre, Monsieur s'occupait de choisir les costumes, tâche la moins coûteuse. Sachez que je ne me prétends point aussi aisée malgré l'argent que rapporte mon mari, les paris aux jeux lorsque la chance se place de mon côté. Nous avons conclu un accord : que je lui révèle chaque dépense importante, pacte que je brisai lors de l'existence de notre entreprise. Je m'offusque de l'attitude d'un ami que je croyais juste car toutes mes dépenses mériteraient quelque remerciement. La nuit se résuma en un flot de larmes continu sans que ni vous, ni vos domestiques puissent faire quelque chose. La nuit porte apparemment conseil et lors de cette longue soirée, je pris plusieurs décisions concernant cet homme malhonnête. Je ne peux vous en dire plus, craignant une seconde attaque de nos ennemis. Je vous demande donc de prendre votre mal en patience, de modérer vos paroles afin de ne pas trop attiser la haine de ce couple diabolique.


En vous demandant de demeurer ma complice envers nos adversaires,


Margot.


Lettre XXXV De la marquise de Souche-Parré à la duchesse de Galanta


Ma pauvre amie,


Comme je compatis à tous ces soucis qui viennent frapper votre doux être et je ne peux que me souvenir de cette terrible nuit. Je vous revois, allongée dans les couvertures, l'air vide et les yeux dégoulinant de larmes salées, le mouchoir de soie ne put retenir ce torrent d'eau continu. Je dus capituler, impuissante devant votre chagrin. La matinée se déroula très lentement, mon inquiétude grandit lorsque vous voulûtes vous allonger à l'extérieur. La température près des côtes de Lagandière sont glaciales, le temps frais et les quelques nuages cachent un soleil de début de printemps et le vent fait trembler les maisons, véritable transporteur de maladies mortelles. Je vous vis avachie et non pas allongée sur cette banquette encore trempée des pluies diluviennes et abîmée par le sel marin. Votre bonne exigea que vous rentrâtes immédiatement afin d'être à l'abri des intempéries meurtrières. Comme une enfant, vous refusâtes tout de go mais nous protestâmes vivement. De retour au domaine, je vous fâchai, mécontente des risques que vous prîtes en vous exposant comme cela. Et c'est lorsque je vis la lettre froissée que vous tentiez de dissimuler en votre poing que je compris. Je la lus en entier, m'étranglant face à l'agressivité de votre interlocuteur et des injustes expressions employées contre vous. Je n'ai point réagi, je ne savais que penser de tout cela et j'en ai déduis une seule chose : nous étions en danger.

Après votre départ – douloureux dois-je vous l'admettre -, je me mis à penser, à réfléchir très mal. J'évoquais en moi les noms de ces deux machiavéliques personnages qui répandent leur fiel. Des frissons me parvinrent, me paralysèrent à l'évocation de ces fils du Diable apparus dans le plus beau des palais romains, perturbant l'âme des croyants. Je passais mes nuitées à songer seule, enfermée dans mes appartements, le cœur rongé d'une culpabilité innommable. Chaque lendemain, je guettais le moindre bruit, le plus petit froissement, la plus petite parole, perchée dans mon lit à baldaquin, les mains tremblantes reposant sur les couvertures. Plusieurs stratégies s'offrent maintenant à nous et je vous demande conseil afin que nous menions notre offensive à bien. La marquise de Parois a l'air au courant de tout ce qui se déroule au palais romain et cherche de quoi piquer ses rivales. Je la soupçonne de manipuler notre amant, de le rendre malléable pour se retourner contre nous. Si nous répandons quelque rumeur sur sa personne (et Dieu sait que vous en connaissez beaucoup sur elle), cette dernière risque de faire de même. Les gens la croiront bien volontiers mais pas moi, considérée comme une simple mignonne du prince.

Vous, vous êtes l'associée de Monsieur, femme d'un homme important et respecté, personne ne croira à ses terribles vérités. Ou bien, serions-nous capables d'inventer une chose plus horrible que répandre des rumeurs ? Je ne connais que trop bien votre haine auprès de ces personnages, la solution la plus confortable serait de ne plus les croiser dans Lagandière. Deux moucherons au milieu de cette ville bleue n'ont point leur place dans les quartiers tranquilles mais plutôt sur les excréments d'une bête sauvage. Que pensez-vous d'un malheureux incident sur une petite route escarpée de Lagandière ? Une roue mal vissée, la faute rejetée sur le cocher, un procès et nous complètement innocentées. Comme ça, point de preuves contre nous si la maréchaussée nous interroge. Je nous fabriquerai une gentille excuse, je prendrais soin d'incinérer les échanges. Pas de sang, pas trop de sueur pour nous, un retour à la normale.

Je me trouve blessée de mon comportement et des décisions forcées que je dois entreprendre. Mais pour protéger notre honneur ainsi que de notre titre, je me dois de me défendre corps et âme contre les ennemis de Dieu, de protéger une amie chère et précieuse.


En attendant votre réponse,


Delphine de Souche-Parré.

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