Chapitre VII
Je dînais en compagnie de mes parents quand neuf heures sonnèrent à la vieille horloge en bois de la cuisine. Je repoussai mon assiette à peine entamée : mon estomac noué ne me permettrait pas d’en avaler davantage. Ma mère jeta un œil aux légumes que j’avais laissés de côté. Depuis mon retour de Thorlann, elle s’efforçait de se plier au régime végétarien des Elementaris que j’avais conservé.
— Peter, tu n’as presque rien mangé ! s’inquiéta-t-elle.
— Désolé, répondis-je, mais je n’ai pas faim.
Son regard glissa sur les bandages qui recouvraient mon torse et mes épaules nus. Même je guérissais plus vite que n’importe qui, il me faudrait plusieurs jours pour me rétablir complètement. Je voyais bien que ma mère était tourmentée par les risques que je prenais : me voir revenir amoché aussi gravement de la base militaire l’avait ébranlée, même si je lui avais assuré que je n’avais rien de grave. Pourtant, ce n’étaient pas mes blessures qui me coupaient l’appétit.
Au-delà de mon inquiétude pour Kalya livrée à elle-même, c’était l’intervention de Kelos qui me préoccupait. Il avait vu juste en soulignant que je n’avais jamais affronté d’ennemis aussi puissants que lui : il maîtrisait des pouvoirs bien supérieurs à ceux des Elementaris et valait, à lui seul, une centaine de Xenos. Désormais, il me fallait apprendre à utiliser l’intégralité des pouvoirs d’Astérion. Toutefois, ce dernier s’était renfermé dans un profond silence, repoussant mes tentatives de questionnements sur le fils d’Hepiryon. Qu’avait-il donc à craindre ?
Ma mère me regardait avec un air de chien battu pour m’inciter à terminer mon repas mais mon père intervint :
— Après une telle journée, c’est compréhensible que tu n’aies pas d’appétit. Tu iras mieux après une bonne nuit de sommeil. Mais avant ça, tu as prévu de sortir n’est-ce pas ?
Je hochai la tête et il conclut :
— Lorsque tu les verras, tu te sentiras mieux. Tu devrais également emmener Elysion avec toi, il s’est isolé dans sa chambre depuis le départ de Kalya. Sortir lui fera du bien à lui aussi.
J’approuvai d’un signe de tête. Je partis enfiler un tee-shirt et un manteau avant de me diriger vers la chambre d’Elysion. Il ne l’avait pas décorée et avait laissé ses effets personnels entassés dans un coin à côté de son lit. L’Elementaris se trouvait assis en tailleur sur le sol, fixant intensément une flamme qui vacillait entre ses mains. Depuis le départ de Kalya ce midi, il n’avait ni mangé, ni parlé à aucun d’entre nous. Même s’il aurait refusé de l’admettre, il détestait la solitude. Or, sans Kalya, il se sentait perdu et oppressé parmi tant d’humains malgré son affection pour moi ou mes parents. Il avait certainement hâte de rentrer à Thorlann, même s’il serait accompagné par des Hommes. Je saisis sa cape de voyage déposée sur un porte-manteau et la lui lançai. Il dissipa la flammèche et saisit le vêtement au vol.
— Tu m’accompagnes, lui intimai-je.
— Où donc ? m’interrogea-t-il, les sourcils froncés.
— Tu verras quand on y sera.
Puis je me détournai sans attendre ses protestations.
Je craignais qu’il s’obstine à rester dans la chambre, mais il finit par me rejoindre dans la salle à manger quelques minutes plus tard. En le voyant, ma mère lui tendit timidement un sandwich sans viande préparé par ses soins. L’Elementaris contempla la nourriture avec une avidité évidente, comme s’il se rendait seulement compte qu’il mourrait de faim.
Ses lèvres s’étirèrent en un maigre sourire.
— Merci beaucoup, madame Leroy.
Ma mère lui sourit en retour. Comme quoi, elle n’était pas mère-poule qu’avec mon frère et moi. Je la remerciai discrètement du regard auquel elle répondit par un clin d’œil avant de retourner à table.
— Faites attention dehors, nous avertit mon père.
Même s’il le montrait moins que ma mère, il s’inquiétait tout autant.
— Ne t’en fais pas, le rassurai-je.
J’ouvris la porte d’entrée avant de lancer à mon compagnon :
— Après toi !
Nous arrivâmes devant l’établissement. Les mains bien au chaud dans les poches, je m’arrêtai pour observer la devanture. Le nom du bar, le Febrik, était inscrit en grosses lettres lumineuses mais le K ne fonctionnait plus. À mon grand regret, ce n’était pas le McGurn, le bar que mes amis et moi fréquentions autrefois. Jusqu’à l’annonce officielle du président, qui préférait garder mon retour secret pour le moment, j’étais toujours un fugitif recherché. J’avais donc opté pour un lieu moins fréquenté afin de ne pas prendre le risque d’être reconnu.
Qu’elle ne fut pas ma surprise en découvrant l’intérieur bondé !
Elysion, éclairé par un lampadaire, patientait à côté de moi. De toute manière, lumière ou pas, il demeurait invisible aux yeux des humains et devait prendre garde de ne pas se trouver sur la route des clients, ni de se faire entendre. Je soupçonnais d’ailleurs que c’était lors de chocs accidentels avec des Elementaris invisibles que la légende des fantômes avait vu le jour.
Il murmura :
— Ils sont dedans ?
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, répondis-je.
Je pénétrai dans l’établissement.
La chaleur de la pièce contrasta avec la froidure de l’extérieur. Mes narines frissonnèrent à la douce odeur de bières amères et de cocktails fruités qui flottait dans l’air. Des gens riaient et trinquaient bruyamment au comptoir, couvrant la prestation des quatre musiciens qui jouaient des variétés au fond de la salle. Les clients d’une des tables à gauche échangeaient avec animation. À ce qui me semblait, l’équipe de foot de Paris venait tout juste de remporter un match, ce qui expliquait l’euphorie générale. La cohue me permettait au moins de me fondre dans la masse.
Malgré le tumulte, un rire retentissant capta mon attention. Quelques regards convergèrent vers son auteur. Je vis mon ami Matt, installé à une table plus loin, qui riait aux éclats devant les grimaces de Florian. Matt avait toujours été bon public, c’était indéniable. À leurs côtés, Antoine et Maël sirotaient une pinte de bière, partageant un sourire devant l’hilarité du grand blond.
Notre dernière rencontre me semblait bien lointaine, aussi je ressentis un agréable bonheur en les revoyant. Le gaillard qu’était Matt restait inlassablement souriant et bien coiffé, prêt à offrir son plus beau regard à une innocente jeune demoiselle qui passerait dans les parages. Personne dans notre groupe n’avait jamais eu son talent de séduction, c’était indéniable. Antoine jetait sans cesse des coups d’œil à sa montre tout en rabattant ses cheveux bruns en arrière. Maël n’avait pas ce problème capillaire : ses cheveux étaient aussi courts que les miens. Toutefois, il s’était laissé pousser l’ébauche d’une barbe qui lui donnait l’air un peu ridicule à mon sens. Il glissa un mot à l’oreille de Florian, ce qui fit sourire ce dernier. Il répondit quelque chose et se gratta le nez couvert de taches de rousseur. Il portait désormais une paire de lunettes noires qui contrastaient avec le flamboiement de ses cheveux roux à la lumière des spots.
Depuis le temps que nous insistions pour qu’il aille voir un ophtalmologue, il s’y était enfin décidé !
En songeant à ces vieux souvenirs, une douce et agréable sensation me parcourut. En les retrouvant, j’avais l’impression qu’une partie de mon ancienne vie réapparaissait ! Même si cela ne serait plus jamais possible. J’allais à m’approcher lorsque Antoine tourna la tête vers l’entrée du bar et croisa mon regard. Il se figea et plissa les yeux, incertain, puis les écarquilla en réalisant qu’il s’agissait bien de moi sous la casquette. Après une profonde inspiration, je m’avançai pour les rejoindre mais Elysion me retint pas le bras. Il avait rabattu sa capuche pour couvrir son visage.
— Peter ! s’écria-t-il, paniqué, tout en dissimulant la couleur de ses mains sous ses manches.
Au même instant, un homme qui quittait les lieux passa à côté de moi et fit un écart l’éviter. Quand ce dernier était invisible, il évitait volontairement les humains pour ne pas être repéré. Néanmoins, cette fois, le client l’avait clairement distingué et avait volontairement fait un pas de côté. Cela ne signifiait qu’une chose : la magie d’Atalamos s’estompait !
— Merde !
Je jetai un regard en arrière et vis Antoine et Matt me pointer du doigt avant de se lever. Mon cerveau tournait à plein régime.
— Je vais translater et te ramener directement chez mes parents, décidai-je à la hâte.
Ce fut la seule idée qui me vint. En aucun cas je ne devais laisser un humain apercevoir Elysion. Ce dernier opina d’un signe de tête. Je le saisis et le menai vers l’extérieur. La lune en était seulement à son premier quart cette nuit-là. Lorsque sa lumière nous baigna, j’enclenchai mon pouvoir de téléportation sans prêter attention aux gens dans la rue. Je préférais qu’ils aperçoivent un flash de lumière plutôt que l’Elementaris. Habituellement, un déclic se déclenchait dans mon corps pour me permettre de scintiller et me fondre en lumière. Pourtant, cette fois, ma peau brilla d’une inhabituelle lueur argentée pendant quelques secondes avant de revenir à la normale.
Nous n’avions pas bougé de la ruelle parisienne.
— Pourquoi ça n’a pas fonctionné ? s’inquiéta Elysion.
Je me souvins alors de ce qu’Astérion m’avait expliqué lorsque j’apprenais à utiliser la translatíon : la lumière de la lune étant bien plus faible que celle du soleil, cela requiert plus de temps pour utiliser l’énergie de l’astre lunaire. Ceci-dit, jusqu’ici, je ne m’étais jamais translaté la nuit, j’avais donc totalement oublié cette particularité.
— Peter ? s’écria une voix dans mon dos. C’est bien toi ?
Je me raidis. Je n’avais plus le choix.
— Reste derrière moi, glissai-je à l’Elementaris.
Puis, je me retournai vers mes plus vieux et meilleurs amis. Antoine, celui qui m’avait adressé la parole, me dévisagea comme s’il me voyait pour la première fois. Les trois autres n’étaient pas en reste, m’examinant des pieds à la tête, stupéfaits.
Je comprenais leurs réactions. Hormis mon retour inattendu, c’était mon physique qui les surprit le plus. Alors qu’Antoine et moi étions auparavant les plus petits de la bande, plafonnant à un peu plus d’un mètre soixante-dix, je dépassais désormais Maël et Florian alors qu’ils faisaient tous deux un mètre quatre-vingts. Seul Matt, avec son mètre quatre-vingt-dix, restait plus grand que moi. Florian se mit sur la pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, le nez froncé. Après une hésitation, je retirai ma casquette.
— Salut les gars, bredouillai-je.
— Je n’en reviens pas… chuchota Antoine. Qu’est-ce-qui t'es arrivé ?
— Moi je me fiche de savoir ce qui t’est arrivé ! s’écria Florian. Je veux savoir quel genre d’hormones tu as pris pour devenir aussi grand !
— Et aussi musclé, remarqua Matt en lorgnant sur mes épaules.
— Toi qui craignais tant que tes cheveux ne repoussent jamais, tu as accepté de te les couper ? demanda Maël, surpris.
Je restai sans voix. Malgré tout le mystère qui entourait mon départ, ils ne se focalisaient que les choses qui m’apparaissaient comme insignifiantes !
Antoine parut lire dans mes pensées.
— Peter… souffla-t-il pour ne pas être entendu par des oreilles indiscrètes. Tu as disparu pendant deux mois et tu es recherché par la police ! Les journaux télévisés ont parlé de toi pendant plus d’une semaine !
— Et on nous a beaucoup questionnés, ajouta Maël sur le même ton.
— Mais comme on ne savait rien, compléta Matt, on ne risquait pas de leur apprendre grand-chose.
— Et on aimerait que tu y remédies car tu as l’air d’avoir traversé pas mal de chose, conclut Florian en touchant mes bras comme pour vérifier que ce n’étaient pas des faux. On dirait que tu es devenu un Luke Skywalker hyper baraqué après un entraînement très ardu avec Yoda. D’ailleurs, c’est lui qui a recouvert ton visage d’hématomes et de griffures ?
Je me mordis les joues pour ne pas rire. Si Florian ne casait pas au moins une référence geek dans la soirée, c’est qu’il était de mauvaise humeur.
Ça, au moins, ça n’avait pas changé.
Après avoir vérifié que personne ne s’intéressait à nous, je remis la casquette sur mon crâne. Florian aperçut alors Elysion dans mon dos. Je l’avais presque oublié tant il était discret. Le rouquin haussa un sourcil derrière ses lunettes et le désigna d’un hochement de tête.
— Et le type qui se cache dans ton dos, avec la cape de Jedi, c’est Obi-Wan Kenobi qui vient te seconder ?
Elysion releva brièvement la tête vers le rouquin et le dévisagea. Mon ami tressaillit et recula d’un pas.
— Eh mon pote, c'est des lentilles que tu portes ? Parce que je jurerais que tes yeux sont jaunes ce qui, en tant que futur médecin, je t'affirme ne pas être pas normal !
— Écoutez-moi ! le coupai-je tout en baissant le ton. Je voulais vous raconter ce qui m’est arrivé mais il y a eu un imprévu. Je vous promets de tout vous expliquer plus tard et…
— Tu ne vas pas te défiler alors que tu viens seulement d’arriver ! s’interposa Matt, attirant les regards des clients les plus proche. Si tu y tiens tant, poursuivit-il à voix basse, sortons d’ici et allons dans un endroit désert. Mais tu ne disparaîtras pas une seconde fois !
Son insistance m’amena à céder, à contrecœur. Elysion se crispa mais je l’ignorai. J’avais confiance en eux, autant qu’en lui. Je leur devais la vérité.
Nous trouvâmes une aire de jeux déserte où nous pourrions discuter sans risque d’être entendu. Matt et Maël prirent place sur les sièges d’une balançoire, Antoine et Florian sur un banc, tandis que je m’asseyais par terre, face à eux. Elysion restait dans la pénombre d’un arbre, quelques mètres plus loin. Je détestais voir mon ami se cacher alors que nous nous trouvions avec des personnes en qui j’avais confiance depuis tant d’années. Je devinais le cœur de l’Elementaris tambouriner et savais qu’il aurait mille fois préféré se réfugier chez mes parents.
— Bon, commença Antoine en croisant les doigts, débutons par le plus simple : Où étais-tu ces dernières semaines ?
Ses yeux verts pétillaient de curiosité.
— Je ne pense pas que ce soit la question la plus simple, répondis-je. Pour bien comprendre, il vaut mieux reprendre là où tout a commencé : après ma chute dans les escaliers. Vous vous en souvenez ?
— Ta chute accidentelle dans l’amphithéâtre, se remémora Matt.
— Comment l’oublier ? ajouta Maël.
— Eh bien c’était plus ou moins un accident, avouai-je. La chute était bien accidentelle mais je n'ai pas perdu l'équilibre sans raison.
Ainsi, pour la énième fois, je racontai mon histoire et y ajoutai les derniers événements. Ils restèrent silencieux tout le long de mon exposé, les yeux écarquillés. Matt et Maël se balançaient nerveusement sur la balançoire tandis que Florian ne cessait de mordiller la branche de ses lunettes.
— Tu es en train de nous dire que t'as un dieu dans la caboche et que, grâce à lui, tu possèdes des super-pouvoirs ? se risqua finalement Matt.
— Et que ce même dieu, poursuivit Antoine en se grattant le crâne, t'a annoncé le retour de son frère et d'une armée de monstres qui envisagent d’envahir le monde entier ?
— Oui, en gros, bafouillai-je.
— Et tu as parlé de créatures mystiques cachées en Californie, répéta Maël. Tu as vécu avec eux et y as appris à te battre. Et ce type qui t’accompagne, ajouta-t-il en désignant Elysion derrière moi, est l’un de ces… Elementaris.
— Oui.
— Et à la manière d’Aragorn, termina Florian en remettant les lunettes sur le nez, tu as affronté une véritable armée de monstres avant de revenir ici. Et ce matin-même, tu t’es introduit dans une base militaire pour obtenir une entrevue avec le président de la République contre son gré. Mais vous avez subi une nouvelle attaque de ces morts-vivants peu de temps après et tu as découvert que le dieu maléfique a un fils qui compte tout faire pour permettre à son père de revenir. Et c’est lui qui t’a amoché, non pas Yoda.
— Oui, à quelques détails près c'est ça.
Je les dévisageai, anxieux à l’idée qu’ils me rient au nez et me traitent de cinglé. Après tout, ils ne seraient pas les premiers. Ils échangèrent quelques regards.
— Écoute, Peter, entama Matt. Je pense pouvoir parler au nom de tous en disant que nous te croyons. Même si c’est totalement barjo.
Je manquai de m’étouffer en avalant ma salive.
— Pardon ? articulai-je entre deux quintes de toux.
— Déjà, expliqua Maël, il faudrait être un malade pour inventer une telle histoire. Malgré tout, on avait déjà quelques idées qui concordent avec ce que tu viens de nous dévoiler. Tout a commencé quand on a vu la vidéo de ton altercation à la sortie du restaurant. L’étrange onde de choc dorée que tu as libéré à ce moment-là a interpellé beaucoup de personnes. Certains spécialistes ont assuré qu’il s’agissait d’une espèce de bombe à impulsion électromagnétique. Pour autant, on ne voyait aucun objet dans tes mains lorsque ça s’est produit donc ça ne semblait pas crédible. Mais comme on avait aucune autre explication, on s’est plié à cette version… du moins pour un temps.
— La police t’a cherché partout, poursuivit Antoine. Ils ont partagé de nombreuses photos de toi et effectué plusieurs fouilles. On s’attendait à ce qu’ils te retrouvent et qu’on obtienne une explication… Mais ce n’est jamais arrivé et ils ont fini par arrêter de parler de toi. Mais tu es notre ami et on te connaît : ce qui s’était passé, ce n’était pas toi. On en a donc discuté entre nous, on voulait des explications !
— J’ai donc émis l’hypothèse qu’il s’agissait d’un ersatz pour te faire porter le chapeau, grommela Florian, mais personne n’a voulu me croire.
— Parce que c’était stupide, ricana Maël. Qui voudrait un clone de Peter ?
— J’en suis venu à leur raconter notre séance de sport, les interrompit Matt. Tu te souviens ? À peine sortie de l'hôpital, tu étais en pleine forme et capable de réaliser des prouesses physiques remarquables. Je me suis demandé qu’est-ce qui s’était passé pour que tu deviennes aussi… fort.
— Mais on était encore loin d’imaginer ce qui t’était arrivé, dit Antoine. Du moins, jusqu’à ce qu’on discute avec Emilie.
Lorsqu’il prononça son nom, mon cœur manqua un battement.
— Elle… Elle va bien ? demandai-je, gêné.
— Je dirais que oui compte tenu de ce à quoi elle a assisté.
— Elle craignait qu’on la prenne pour une folle, raconta Florian, mais elle a fini par nous raconter ton affrontement avec le monstre. Et là on s’est dit que soit vous aviez tous les deux fumés quelque chose de pas nette sans nous y convier…
— Soit tu t’étais mis dans un sacré pétrin, termina Maël tout en claquant l’arrière du crâne de Florian.
— Et comme Emilie semble être une fille raisonnable, poursuivit ce dernier en poussant Maël, contrairement à toi, on a supposé qu’elle disait la vérité. Avec un peu d’imagination, j’ai deviné que tu avais fui parce que tu étais pourchassé par des monstres comme celui que tu avais vaincu au restaurant. Ce qui, soit dit en passant, est hyper cool !
Il tendit la main et checka avec moi malgré mon ébahissement.
— Et maintenant ? risquai-je timidement. Emilie s’en est remise ?
Le sourire de Florian se crispa et Antoine prit la relève :
— Elle est revenue deux semaines après l’incident. Nous avions tenté de questionner tes parents mais ton père nous a demandés de les laisser tranquilles, ce qui était compréhensible, donc nous n’avons pas insisté.
— Emilie paraissait normale à son retour, précisa Maël, mais lorsqu’on a évoqué le restaurant, on a senti qu’elle était secouée et terrifiée par ce qu’elle avait vu. Maintenant qu’on connaît toute l’histoire, je peux dire que cette fille est hyper courageuse. Florian serait certainement encore en train de se cacher dans son lit à sa place.
— Très drôle… rétorqua ce dernier.
— En bref, conclut Matt, ta copine se remet doucement de ce qu’elle a vécu mais tu devrais aller la voir pour tout lui raconter. Conseil du doc’ !
Son humour horripilant ne m’avait pas manqué en revanche. Je le fusillai du regard.
— Ce n'est pas ma copine et je ne pense pas que me voir lui ferait du bien. La dernière fois qu’elle m’a regardé, j’ai bien vu la peur que je lui inspirais !
— Faux ! réfuta Florian. Elle a peut-être eu peur sur le moment mais elle a tenu à préciser que tu l’as pro-té-gée. Elle sait que tu ne lui voulais pas de mal et qu’elle a assisté à quelque chose d’anormal ! En la tenant dans l’ignorance, elle va persister à croire qu’elle est peut-être cinglée. Car c’est ce qu’elle pense : tout le monde lui a affirmé qu’elle avait halluciné. Tu penses que c’est facile à vivre toi ?
Derrière son visage enfantin et ses remarques de geeks se cachait un cerveau prodigieux qui venait, une fois de plus, me prouver que j’avais tort. Et cela m’exaspérait.
— Tu as raison, admis-je. J’irai la voir.
Antoine approuva d’un signe de tête. Un bref silence passa sans que je ne sache quoi ajouter.
— Bon allez ! s’exclama Florian en tapant dans ses mains. On a tous hâte de voir tes pouvoirs ! Arrête de nous faire attendre !
Je souris. Il ne savait pas rester sérieux bien longtemps. Je tendis la main et refis le même tour qu’avec mes parents : j’invoquai une flamme au creux de ma main. Fascinés, ils observèrent le feu danser dans ma paume sans me brûler.
— Pas mal, concéda Matt.
Je levai l’autre main et un caillou se mit à flotter autour de la flammèche. Puis, d’un claquement de doigt, je l’envoyai percuter le front du grand lascar qui loucha sur le projectile sans réagir.
— Pardon ! concéda-t-il de mauvaise foi en se massant la peau. C’est hyper impressionnant.
— Et il me reste beaucoup de choses à apprendre ! Des capacités qui dépassent de loin ceux des éléments.
Maël se tourna vers l’arbre où se cachait Elysion et le héla :
— Est-ce qu’on peut voir ton visage à présent ?
L’Elementaris ne répondit pas.
— Pas très bavard, ronchonna Matt.
— On est simplement curieux de rencontrer celui qui a formé Peter, soutint Antoine avec calme.
Je n’intervins pas, laissant le loisir à mon compagnon de refuser.
Pourtant, j’entendis un bruissement de cape et je le vis sortir de l’ombre et laisser le feu éclairer son visage. En découvrant ses traits similaires aux humains, mais pourtant si particuliers, tous mes amis restèrent calmes.
Je les en remerciai intérieurement.
— Je retire ce que j'ai dit, plaisanta Florian. Tu n’as rien de Kenobi mais tu ressembles plutôt à Dark Maul. T’es pas son petit frère sympa ?
Elysion lui jeta un regard froid sans répondre.
J’éteignis la flamme et me tournai vers mes amis de fac. N’avoir plus besoin de leur cacher la vérité me soulageait.
— C’est tellement bon de vous revoir !
— Toi aussi, c'est bon de te revoir, assura Antoine en souriant.
Tandis que Florian commençait à siffler le générique de Star Wars, Maël toussota pour réclamer l’attention.
— Maintenant que nous savons tout, qu’est-ce que nous pouvons faire ?
Je ne voyais pas où il voulait en venir.
— Comment ça ? demandai-je en fronçant les sourcils.
— Tu nous annonces qu’une guerre risque d’éclater ! rappela Maël. Je suppose donc que si ce Hepiryon se réincarne fin décembre, on ne passera pas nos examens en janvier. À moins qu’il ne pense notre éducation si importante, ce dont je doute vu la description que tu nous as faite de lui.
— Donc si on peut faire quoi que ce soit, même si ce n’est pas grand-chose, pour lui mettre des bâtons dans les roues, on veut agir ! renchérit Matt. On doit pouvoir faire quelque chose !
Je n’avais pas imaginé qu’ils envisageraient de m’aider dans ma croisade contre Hepiryon ! J’exposai déjà mon frère, Kalya et Elysion à un grand danger. Sans oublier le peuple Elementaris et tous les soldats démarchés pour se battre avec moi. Sauf que si eux avaient des moyens de se défendre, ce n’était certainement pas le cas de mes quatre compères. Matt était musclé mais j’avais appris à mes dépens que la puissance ne valait en rien le savoir martial. Quant à Maël et Antoine, ils n’avaient rien du combattant. Sans oublier Florian qui fuyait devant une simple araignée. Comment les imaginer se battre contre un Xenos ?
— C’est impossible, déclarai-je enfin.
— Et pourquoi ça ? s’étonna Florian.
— Parce que vous êtes normaux.
Je savais que les propos étaient durs, mais c’était le seul moyen de les convaincre de rester en dehors de cette histoire. La bouche de Florian resta figée quelques instants avant de se refermer. Antoine jeta un regard à Matt qui me fixait avec des yeux ronds, comme s’il doutait d’avoir bien entendu.
— Je n’ai pas eu le choix d’entrer dans cette bataille, rappelai-je calmement. Mon déni sur les premiers jours a failli causer ma mort et celle d’Emilie. Aujourd’hui je ne suis plus ce que l’on peut qualifier de « normal », ni la même personne à bien des égards. Je sais ce qui m’attend, je sais que je peux mourir et c’est pour ça que je ne peux pas vous entraîner là-dedans.
— Alors tu veux qu’on attende bien sagement que tu débrouilles avec tes « nouveaux amis » ? grommela Matt, vexé, en désignant Elysion.
— C’est justement par amitié que je refuse votre aide ! objectai-je, contrarié qu’il refuse mes raisons. Tu ne te rends pas compte de ce que l’on ressent quand on affronte l’une de ces choses ! La peur et le désespoir que leur simple présence engendre en toi te donnent envie de cesser de vivre. Et le dégoût que t’inspirent leurs corps abjects te retourne l’estomac. Sans oublier les Gerydïons qui pourraient te paralyser d’un regard avant de te démembrer d’un coup de patte. Si tu penses que participer à ce conflit fera de toi une meilleure personne, je peux t’assurer que ta famille préfèrera certainement te voir à leur table à Noël plutôt que de savoir que tu es mort avec bravoure !
Mes paroles le sidérèrent.
— Et ça s’applique à chacun d’entre vous ! terminai-je en fixant un par un les trois autres restés silencieux. Ce n’est pas votre rôle de me suivre.
Je fis une pause pour reprendre mon souffle et repris :
— Il y a encore quelques semaines, j’aurais tout fait pour être à vos côtés. Bavarder en amphithéâtre, pester contre les ronflements de Florian, aller à la bibliothèque pour apprendre nos cours si longs et rasoirs, prévoir notre prochain nouvel an... J’en ai rêvé des centaines de fois ! Mais tant qu’Hepiryon sera présent dans ma vie, je ne pourrai jamais être médecin. Jamais partir en voyage. Encore moins fonder une famille ! C’est pour cette raison que je dois empêcher Hepiryon de prendre possession d’un corps : j’ai été formé dans ce but, vous devez me faire confiance. Restez à l’écart le temps que j’en finisse avec ce salopard, voilà toute l’aide que vous pouvez m’apporter !
Si Matt et Florian manifestaient encore leur déception, Antoine concéda :
— Même si c’est difficile de l’admettre, je pense que tu as raison. Nous n’avons pas notre place dans cette histoire.
— Alors tu acceptes qu’il aille se battre sans nous ? s’entêta Matt.
— Nous ne sommes pas des soldats, Matt, le tempéra Maël. Peter a raison en disant qu’on le gênerait en intervenant. Ce n’est pas à des gars comme nous d’agir mais à des hommes expérimentés.
Matt se tourna vers Florian.
— Tu es d’accord avec eux, toi ?
Le rouquin se mordit la lèvre.
— Objectivement parlant, oui. Rester dans mon lit pour sécher un cours ne m’inspire aucune culpabilité. Mais laisser un pote risquer sa vie pendant que je me prélasse dans un amphithéâtre, là ça me dérange. Néanmoins, si Peter décrit les monstres comme des êtres assoiffés de sang sans la moindre pitié, ce n’est pas avec une blague, aussi bonne soit-elle, que j’en viendrai à bout. Or, je tiens à rester entier encore quelques années.
Matt laissa retomber les bras le long de son corps, incapable d’accepter l’évidence. Je m’en voulais de lui affliger une telle peine, surtout qu’il m’avait toujours soutenu dans les moments difficiles. Je savais qu’il n’aspirait qu’à m’aider. En se mettant en danger inutilement, non seulement il ne m’apporterait aucune aide, mais constituerait des inquiétudes qui pourraient me distraire de ma mission.
— Pourquoi ne mettez-vous pas vos autres compétences au service de la lutte contre Hepiryon ? les questionna alors Elysion.
Il s’avança à côté de moi sous nos regards déconcertés.
— Qu’est-ce que tu racontes ? rétorquai-je.
— Je comprends que tu ne veuilles pas les envoyer sur un champ de bataille, expliqua Elysion en s’asseyant à côté de moi. Ils ne tiendraient pas deux minutes.
Mes quatre amis lui jetèrent un regard noir.
— Néanmoins, continua l’Elementaris, une guerre ne se remporte pas uniquement à coups d’épée. La stratégie est essentielle, tout comme les soins prodigués aux blessés. Or, comme tu le sais, si nous, Elementaris, sommes compétents en matière de stratégie, nous ignorons beaucoup de chose en matière de médecine.
Je commençai à saisir ce qu’il voulait dire et je lui fis signe de se taire. Mais Florian comprit ma manœuvre et s’écria :
— Il a raison ! Nous ne sommes pas des combattants mais nous sommes des médecins !
— Apprentis médecins, rectifia Antoine.
— Il n’empêche qu’on sait énormément de choses ! rétorqua Florian. Sans oublier que nous sommes parmi les rares personnes à être au courant de l’existence des Elementaris. Il serait difficile de demander à un véritable docteur de se rendre en Californie et de lui dévoiler toute cette histoire. Nous, en revanche, nous n’avons de compte à rendre à aucun établissement médical. Nous sommes libres d’aller où bon nous sommes !
— Il y aura déjà des médecins militaires ! rétorquai-je.
— Tu viens de nous dire qu’il prévoyait une équipe d’une trentaine de soldats, non ? rappela Matt. Il n’y aura pas plus de deux ou trois médecins parmi eux. Quatre recrues supplémentaires pourraient leur être utiles ! Et tu ne vas pas nous dire que tes propres connaissances médicales ne t’ont jamais été utiles depuis ton départ !
Il avait raison et j’étais à court d’argument.
— Ils ne comprennent pas ! rageai-je intérieurement. Pourquoi a-t-il fallu qu’Elysion leur mette de telles idées dans la tête ?
— Tu dois accepter que chacun prenne ses propres décisions, me lança Astérion en intervenant pour la première fois depuis notre rencontre avec Kelos. J'ai accepté que tu choisisses de te battre à ma place, maintenant tu dois faire de même. Surtout qu’ils ne seront pas en première ligne, ils iront simplement porter leur savoir auprès d’un autre peuple qui en a sérieusement besoin. Sans oublier qu’ils pourront contribuer, tout comme tu l’as fait, à rétablir les liens entre les Hommes et les Elementaris.
Sans me laisser répondre, il mit fin à la conversation.
Je jaugeai un instant mes amis.
— Vous voulez vraiment le faire ? demandai-je enfin.
— Sans hésitation ! s’exclama Matt.
— Je suis pour ! approuva Florian.
Maël leur jeta un coup d’œil et hocha la tête.
— Considère moi partant.
Tous les regards convergèrent vers Antoine, resté silencieux.
— Vous êtes prêts à sacrifier nos examens pour vous rendre en Californie auprès de créatures sylvestres et leur apprendre la médecine ? les interrogea-t-il. N’est-ce pas prétentieux de notre part ?
— Totalement, affirma Maël.
— Mais sans le moindre regret ! s’écria Matt.
— Et si on est encore en démocratie l’année prochaine, ajouta Florian, on pourra les repasser. On n’est pas à une année près de toute manière !
Se laissant convaincre, il murmura finalement :
— Alors je vous suis.
Après leur avoir promis que j’informerai le président de leur décision, et que je les tiendrai au courant du déroulement de cette histoire, nous retournâmes chez nous. Je ne parvenais à chasser l’idée qu’en une seule journée, trop de choses avaient changé. D’un côté, Elysion et Kalya me quittaient pour mener à bien leurs propres missions dans la lutte contre Hepiryon, et de l’autre je retrouvais quatre camarades de mon ancienne vie qui allaient prendre part à la guerre.
D’une certaine manière, je perdais deux amis pour en retrouver quatre.
Je tournai la tête vers Elysion, qui marchait à mon côté, en songeant avec regret qu’il partirait sous peu pour Thorlann. Cela faisait deux mois qu’il partageait mon quotidien et l’idée de me retrouver sans lui et son indéfectible soutien me tenaillait l’estomac. Même si j’aurais préféré qu’il s’en abstienne, je ne lui en voulais pas d’avoir suggéré à mes amis de se rendre à Thorlann avec lui pour apprendre la médecine aux Elementaris. Je savais qu’il avait vu cela comme la meilleure décision à prendre.
— Je peux te poser une question ? s’enquit l’Elementaris, me sortant de mes pensées.
— Oui, bien sûr.
— Qui est Dark Maul ?
Sa question me prit tellement au dépourvu que je m’immobilisai. Sous sa capuche, il paraissait sincèrement ennuyé de son ignorance. Finalement je souris et passai la main autour de son épaule.
— Elysion, psalmodiai-je en Esternal, je te promets ici et maintenant que si on survit à cette aventure, un jour je te ferai découvrir ce qui se passe dans une galaxie très lointaine !
Il parut encore plus déconcerté et leva les yeux au ciel comme pour déjà repérer cette galaxie très lointaine. Je ne pus m’empêcher de rire et suivis son regard. Une chose était sûre, les étoiles étaient bien moins éclatantes ici qu'à Thorlann.
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