1.5 - Les invasions shyves
Un autre peuple atteignit le continent parallèlement aux Shyves, certes de manière plus discrète : les Hazalars, cavaliers irréductibles capables de couvrir une vaste étendue de territoire en peu de temps. Bien qu'ils semblaient provenir également de ce continent nordique oublié, même s'ils migrèrent par la plaine d'Agash plutôt que par la mer des Origines, leur apparence différait largement des Shyves ou des Istarrs : ils étaient de petite taille, avec une peau blanche et un visage joufflu. Leur moustache ainsi que leurs cheveux courts bruns ou noirs leur donnaient un air hirsute. Vêtus d'une large robe épaisse aux couleurs vives, ils chaussaient de grosses bottes fourrées et un chapeau en peau lainée couvrant les oreilles.
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Les Hazalars voyageaient avec l'ensemble de leurs moyens de subsistance et ne semblaient pas vouloir prendre racine. Leurs capacités de résistance face à la chaleur comme au froid, et leur faculté à se priver de nourriture pendant de nombreux jours, leur permirent de traverser les Terres du Partage avec une facilité déconcertante. Ils étaient de nouveaux alliés potentiels pour notre clan, car ils méprisaient les empires et les royaumes tout autant que nous.
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En cette fin de millénaire, les peuples nomades étaient donc de retour. Les Shyves s'étaient déjà rendus maîtres de toute la vallée du Chattanaga ainsi que du haut Cyclade, où ils fondèrent Istendria. Dans les premiers siècles de son existence, cette cité ne fut toutefois qu'un sanctuaire dédié au génie de la grande cascade et un lieu de pèlerinage pour l'ensemble des tribus. Les légendes shyves racontent qu'ils avaient quitté un lieu similaire, tout aussi extraordinaire, sur leur continent d'origine dont les montagnes crachaient du feu. Il était peuplé d'êtres humanoïdes massifs qu'ils nommaient les "Tankas" ("poilus" en langue shyve). Il est remarquable de constater que Kilandarr Changelin, quelques 3600 ans plus tard, corroborera les mythes shyves quasiment point par point.
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Anamasthaé Longue-vie, digne représentante de ma lignée, atteignit seule Istendria après un voyage harassant de plusieurs mois. Elle n'avait pas pris la peine d'entraîner le clan derrière elle, car celui-ci se consacrait à la pérennisation du Râzâdi. Convaincue de la pureté et de la bonté des peuples premiers, elle se laissa porter par ses guides sans se soucier de sa sécurité. Elle était petite et ses cheveux bruns frisés tombaient jusqu'à la hanche. Elle portait le plus souvent une robe légère fendue en-dessous de la taille et se parait de nombreux bijoux sur le visage, autour du cou ainsi que sur les chevilles et les poignets, comme il était de coutume chez les femmes sakases. Ses yeux clairs, contrastant avec sa peau mate, lui donnaient un regard perçant, auquel les Shyves ne furent pas insensibles. Ceux-ci l'accueillirent avec tous les honneurs et l'adoptèrent immédiatement.
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Anamasthaé Longue-vie n'était pas une guerrière, ni même une dirigeante. Mais elle avait embrassé le destin des Imagazoas sans se dérober à ses responsabilités. Elle cherchait désormais à transmettre la parole divine de Bâlâ Seh à ceux qui la méritaient, dont les Shyves. Elle honnissait la guerre, cette engeance malsaine des trois fléaux. Elle encouragea cependant ses amis shyves à refuser la main tendue des cité-États barbaro-sakases, et même à couper tout lien avec elles. Elle passa le reste de sa vie à tenter de préserver ses hôtes de la perversité de la civilisation cycladique, pourtant si attirante pour ses richesses. Mon aïeule y parvint, au prix de nombreux sacrifices dont celui de se donner en mariage au grand chef shyve Tahawee le Renard, un homme belliqueux. Longue-vie ne revit jamais sa terre natale. Elle enfanta une fille du nom de Natarstée la Fine et un garçon du nom de Kwanite le Bon, deux ascendants aux destins radicalement différents.
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La première reçut un nom sakase mais suivit la voie de son père, Tahawee le Renard. Lorsque sa mère s'en fût allée, et contrairement à ses enseignements, elle prit les armes et entraîna plusieurs tribus derrière elle. Elle nourrissait l'ambition d'anéantir l'influence sakase plutôt que d'essayer de lui échapper. Natarstée la Fine avait adopté le mode de vie shyve jusqu'à l'apparence : cheveux bruns délicatement tressés, jupe longue, gilet en peau. Son corps était recouvert de peintures colorées, comme tous ceux de son peuple.
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La Fine guida ses tribus jusqu'au bassin du cyclade mais son propre frère, Kwanite le Bon, se dressa sur sa route. Ce dernier avait reçu un nom shyve à sa naissance, mais avait choisi d'honorer la mémoire de sa mère en renouant avec le clan Imagazoas. Il avait intégré les rangs du Râzâdi et s'évertuait désormais à influencer les cœurs et les esprits sakases. Lorsque sa sœur attaqua Parthénis, il s'y opposa fermement. Mais Natarstée la Fine était imperméable aux sentiments et ne semblait pas s'émouvoir du sort des populations barbaro-sakases. Elle conquit la cité sans rencontrer de grande résistance et asservit son frère pour son seul service. La guerrière shyve, grisée par les trois fléaux, lança ses tribus sur toute la plaine orientale de la mer Centrale. Elle tenta de soumettre les populations sakases tout en chassant les Barbares, mais constata alors que la frontière entre ces deux cultures n'était plus aussi nette dans cette partie des Terres du Partage.
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Un chef charismatique nommé Batrajès le Galopant sonna la révolte avec quelques troupes aguerries. Vieux bougre que l'on disait acariâtre et impulsif, il fut de tous les assauts et de tous les chocs contre les agiles guerriers shyves. Il usa allègrement de fourberie voire même de perfidie pour contourner l'intelligence tactique de Natarstée la Fine. Les Barbaro-Sakases, que l'on appellera désormais "Sakases" tant les Barbares qui marchèrent sur les ruines de l'empire furent conquis plutôt que conquérants, se rangèrent derrière le Galopant et acceptèrent sa domination implacable. Il donna incontestablement un nouveau souffle à ce peuple déchu, bien qu'il refusa le titre très emblématique d'empereur au nom de la sauvegarde des intérêts claniques. Il ne fut donc qu'un simple chef de clan parmi tant d'autres, certes meneur et rassembleur, mais l'histoire retiendra qu'il fut le premier roi de la "deuxième civilisation sakase".
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La reconquête du vieux Batrajès le Galopant fut facilitée par la mort de Natarstée la Fine, éliminée par le Râzâdi qui libéra Kwanite le Bon par la même occasion. Le frère pleura sa sœur pendant de nombreuses années, malgré le traitement avilissant qu'elle lui avait imposé. Le chef sakase périt quelques années plus tard, assassiné par son propre fils après avoir reconquis Parthénis. Ses héritiers adoptèrent le titre de roi, symboliquement attribué par les chefs de clan dont la liberté et l'autonomie furent garanties par la même occasion. Le quatrième millénaire a-crH s'acheva par une retraite désastreuse des Shyves. La bataille de Kovenhold, en 2800 a-crH environ, renvoya définitivement les nomades dans le haut Cyclade, région d'Istendria, qui deviendra dès lors leur noyau de développement. En ce début de nouvelle ère, Parthénis put enfin respirer et nourrir de nouvelles ambitions.
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