2.2 - L'usurpation de Cybère
Bélimarès le Songeur, fils tourmenté de Barbarra Ataraxaas, avait fui Falsluna dès l'avènement du royaume fabuleux. Plutôt chétif, prudent dans ses actes comme dans ses paroles, il rejoignit le pays sakase pour renouer avec ses origines et avec les alliés du Râzâdi. Il était en possession du précieux legs d'Érès, que sa mère cherchait à éloigner de Doescheri la Fauve. Il n'avait pas oublié que le clan Cythaorès, toujours en possession de la couronne royale, ambitionnait de mettre la main sur le livre pour le faire disparaître à tout jamais.
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Mais les descendants d'Épyméthès Ier s'étaient considérablement ramollis. Installés à Parthénis, la capitale éternelle, ils avaient abandonné le mode de vie nomade hérité de leurs ancêtres. Les cycladiens avaient progressivement repris le contrôle de la cour par des mariages judicieusement placés et par une réappropriation des hautes fonctions royales aux dépends des peuples du sud. Les nomades ou semi-nomades provenant de Cybère ou des plaines méridionales furent même victimes de discrimination et perdirent rapidement toute influence sur l'administration, la justice et l'économie. Les rois eux-mêmes renièrent leurs origines pour s'abandonner à une vie faste et somptueuse dans les palais de Parthénis. Ils oublièrent rapidement la quête de Bâlâ Seh et Bélimarès le Songeur ne s'empressa aucunement de le leur rappeler.
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Le fils de Barbarra Ataraxaas était sans le sou. Il mendia tout au long de sa vie, mais engendra huit enfants de huit mères différentes. Il ne s'attacha à aucun d'entre eux, sauf le dernier à qui il confia le fardeau de notre lignée. Galimarès le Marin fut en effet celui qui hérita du livre et de la mission. Il n'avait qu'une dizaine d'années lorsque son vieux père trépassa. Plus débrouillard que lui et plein de vigueur, il mit la main sur un rafiot vétuste mais fonctionnel qui lui permit d'arpenter la mer Centrale à la recherche d'opportunités commerciales lucratives. Son port d'attache était Odjari, la cité originelle du clan Imagazoas où le Râzâdi avait ses entrées.
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Cette organisation secrète déjà millénaire s'évertuait à influencer les cercles politiques et à transmettre le message d'Érès au sein de la société sakase. Elle était dominée par la maison Haxamaniyée, cousine de la nôtre et tout autant héritière des Sogdaanes. Celle-ci apporta un soutien indéfectible à Galimarès le Marin, jusqu'à ce qu'elle exigeât de lui la restitution de Bâlâ Seh. Lourde responsabilité que celle-là, car le Râzâdi était possiblement infiltré par les agents du clan Cytharoès encore au fait de ces enjeux. Parmi l'élite au pouvoir, certains en effet n'avaient pas oublié qu'un manuscrit était en mesure de menacer l'existence même des civilisations humaines, et de la leur en particulier... Mon aïeul fit le choix de rompre avec l'organisation et de conserver l'ouvrage.
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Il s'était fortement enrichi grâce à ses activités marchandes. En ce 14ème siècle a-crH, le trafic maritime battait son plein. La Sakasie prospérait en exploitant les conquêtes des générations précédentes. Sa puissance était alors sans égale dans les Terres du Partage, mais un conflit couvait lentement depuis plusieurs générations déjà. Car les peuples du sud subissaient toujours une forte discrimination de la part du pouvoir central et Cybère la nomade était délaissé au profit de Minasty la commerçante.
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En 1331 a-crH, les puissants clans cybériens entrèrent spontanément en rébellion. Ils éliminèrent les représentants de Parthénis puis passèrent à l'offensive, remontant la plaine jusqu'à Odjari. De nouveau maîtres de leur destin et fidèles à leurs traditions guerrières, ils structurèrent finalement leur mouvement pour former une armée de conquête. Les mêmes maux conduisirent donc aux mêmes remèdes, presque 400 ans après le couronnement d'Épyméthès Ier dont les descendants se retrouvaient cette fois dans le camp d'en face. La résistance fut cependant beaucoup plus vive de la part de la capitale sakase et le conflit s'enlisa.
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Le Râzâdi, opportuniste, renouvela la vieille alliance des servants de Bâlâ Seh et des nomades, qui n'avait pourtant jamais eu de conclusion heureuse pour nous dans le passé. Galimarès le Marin sentit le vent tourner et le danger se rapprocher. En effet, de véritables flottes de guerre le pourchassaient désormais sur son propre terrain afin de mettre la main sur le livre divin. Ce fut un véritable schisme entre Haxamaniyée et Ataraxaas, dans la lutte pour imposer la vérité révélée. Le Marin périt dans une des nombreuses courses pratiquées sur la mer Centrale, mais il laissa trois fils aguerris dans sa ligne de succession.
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L'aîné, Hamyinaris l'Empaleur, suivit les traces de son père et endossa les habits de pirate. Harcelé de toute part, il misa sur la stratégie de la terreur pour dissuader les navires de Cybère, guidés par le Râzâdi, de s'attaquer à lui. Cet épisode de l'histoire de ma lignée n'est pas glorieuse, mais il reflète la réalité d'un homme qui lutta corps et âme pour sa survie. L'Empaleur obtint rapidement son surnom, incontestable et incontesté. Lorsqu'il s'emparait de vaisseaux ennemis, il enfonçait les victimes encore vivantes sur de grandes piques qu'il érigeait ensuite sur le pont de son embarcation. Le râle de ces pauvres individus s'entendait à des lieues à la ronde... Le capitaine pirate réservait un autre sort aux cadavres : il coupait les têtes, puis les catapultait par-dessus les remparts des ports sakases. Il effleura plusieurs fois la mort, mais l'étreinte sur lui se desserra à mesure que la peur envahissait ses poursuivants. Les évènements sur terre, cependant, n'allaient pas dans son sens.
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Car les 36 ans de guerre civile conduisirent finalement à la chute de Parthénis. Les nomades furent impuissants à franchir le Cyclade, mais ils poussèrent dans l'ouest de la mer Centrale jusqu'à atteindre la capitale honnie. Cernée, celle-ci sombra en 1295 a-crH. Ce fut un véritable triomphe pour Cybère, qui prit soin de ne pas reproduire les erreurs du passé : le palais royal fut rasé, et la cour fut déplacée dans la grande cité du sud. Cela sonna le glas de plusieurs millénaires de domination cycladienne sur le royaume sakase. Le clan Cythaorès fut bien sûr une victime collatérale de ce changement dynastique, ce qui n'était pas pour déplaire à Hamyinaris l'Empaleur. Cependant, les survivants, initiés aux secrets des révélations de Bâlâ Seh, avaient trouvé refuge au sein du Râzâdi. Ils s'étaient soumis à la maison Haxamaniyée, nouvelle ennemie identifiée de notre lignée, et soutenaient désormais ses efforts de reconquête du livre.
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La confiance de notre lignée envers l'organisation secrète, qui poursuivait pourtant les mêmes buts, fut durablement rompue. Les Haxamaniyée s'estimaient être les gardiens légitimes du legs d'Érès, mais ils ne pouvaient aucunement garantir sa mise à l'abri. Plus que jamais, l'avenir de l'humanité semblait s'inscrire dans la défense de Bâlâ Seh contre les assauts répétés de ceux qui le convoitaient. Mon ancêtre, Hamyinaris l'Empaleur, périt dans cette quête peu après la consécration de Cybère. Son jeune frère, Ilyoris Cœur Gris, fut investi de la mission divine. La stratégie qu'il employa trancha clairement avec celle de ses prédécesseurs.
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