Bonheur
Ça faisait maintenant quelques mois qu'ils étaient ensemble. Et tout se passait bien. Tout se passait très bien.
Ils avaient l'air tellement heureux tous les deux. Et ils l'étaient. L’étaient-ils ?
Après tout, depuis combien de temps se tournaient-ils autour ? Des mois, des années ? Et ça aurait pu durer ainsi des siècles comme deux astres sages.
Mais rien ne vaut une soirée bien arrosée, un rapprochement bien orchestré et des amis bien intentionnés pour passer à la vitesse supérieure.
Et là, c'est le bonheur. Enfin, ça devrait l'être. Parce que ça ne l'était pas. Pas que c'était le malheur, le désespoir, la haine ou quoi que ce soit de dramatique. Non, rien de tout ça, c'était juste... le quotidien, la vie et l'autre. La vie avec l'autre surtout.
C’était si différent d'aimer quelqu'un, de l'aimer à plein temps, à chaque seconde qui s'écoule, à chaque minute. De l'aimer à venir se demander ce que c'était vraiment que cet amour.
Bien sûr, cette question avait déjà été abordée, plusieurs fois. Selon des amis mais aussi selon la plupart des livres ou films, l'amour ça se reconnait. Comme quelque chose que l’on retrouve aux objets trouvés. Hé, mais c’est à moi, ça !
Et si de plus cette reconnaissance est plus ou moins lié avec un sentiment de sureté, alors là, c'est le jackpot. Si, si, c'est le mien, je vous dis ! Si j'en suis sûr ? Bien sûr que j'en suis sûr ! Non mais !
J’avais l’impression qu’un vendeur me tournicotait autour pour vérifier que cet amour m’allait bien.
Mais oui, mon bon monsieur, c’est parfait. Ca ne serre pas trop aux entournures, n’est-ce pas ? Mais quelle chance, monsieur, de porter aussi bien cet amour, ce n’est pas donné à tout le monde, vous savez.
Sauf que cette fameuse reconnaissance s'avérait fausse dans son cas.
Non, il n'avait pas eu le déclic en la voyant. Il l'avait rangée dans la case amie d'un ami, case provisoire qui passerait peut-être à la case amie, il ne s’était même pas posé la question.
Il n’y avait pas eu de « Et si… » qui aurait précédé une envie de faire plus ample connaissance.
Il fallait évidemment compter sans l'intervention du marieur du coin.
Ce n'est pas un boulot bien compliqué et il y a toujours quelqu’un pour s’y coller. Il suffit de désigner deux personnes, libres de préférence, pas trop inaccessibles et le tour est joué. Parce qu'ensuite, les futurs condamnés font le boulot tous seuls comme des grands.
Des défauts ? Lesquels ? Où ?
Des qualités ? Par milliers ! En voici, en voilà.
Répète après moi : Tu es amoureux, tu es amoureux. Je suis amoureux, je suis amoureux.
Amoureux de l'amour peut-être. D'une image sans doute. Amoureux de l'idée que la solitude s'estompe quand on a quelqu'un.
Elle s'estompe. Tout comme la mélancolie les soirs de pluie.
Et pourtant, comme il l'aimait sa mélancolie, comme il l'appréciait. Et comme il aimait se sentir tout petit au milieu de ces trombes d’eau. Tout petit, tout seul à écouter les ravages de la nature Mais heureux peut-être.
Heureux de ne dépendre de personne.
Il pouvait rire aussi en entendant cette pluie. Bêtement. Parce qu'il n'y a que quand on est seul qu'on peut être bête.
Maintenant, il se sentait obligé de s’inquiéter de choses matérielles au lieu de profiter de l’orage.
Et désormais, il s'ennuyait. Il s'ennuyait sans elle. Il s'ennuyait avec elle.
Mais il devait garder le sourire parce qu'il n'était plus seul. Il souriait parce qu'on le surveillait. Tout le temps, jour et nuit, quelqu'un était là.
Envolés ces moments de solitude, de tranquillité, ces soirées passées à ne rien faire, à ne rien être également, à cesser d’être un acteur ou un spectateur pour les autres.
Pas complètement, heureusement, quelquefois, il avait droit à sa dose minimale. Une heure, vingt minutes. Il était tellement accroché au temps qu’il avait qu’il n’en profitait même pas.
Est-ce que la solitude peut être considérée comme un besoin vital ? Cela relève-t-il de l’instinct ?
De même que l'instinct grégaire qui pousse à se regrouper, à s'agripper, existe-t-il un élan qui pousse à se couper de tout momentanément, de soi et des autres ?
Était-ce de l’ordre de l’inné ou de l’acquis ?
Elle ne comprenait pas que des pièces séparées, ce n'était pas de l'espace. Parce qu'il la sentait encore, même à travers le mur. Il la sentait après une dispute, rageant de ne pas la voir. Il la sentait quand elle lui en voulait de s'isoler encore. Il la sentait, il l'imaginait. Quoi qu'il fasse, elle était là, dans sa tête, fantôme encombrant.
Même en dormant, il sentait sa présence. Parfois, elle était chaude, douce, rassurante. Elle effleurait de ses doigts sa tempe.
Là, tout simplement là, son sommeil n'était plus parce qu'elle était là, toujours chaude, toujours douce. Elle en devenait menaçante. Il voyait l’image d’une gâchette de révolver quand il sentait ses doigts sur sa tempe. A ces moments-là, juste avant de trouver un sommeil agité, il se demandait s'il l'aimait vraiment. Si c'était vraiment ce qu'il voulait.
Et il récapitulait tout ce qu'il n'avait pas et qu'il n'aurait jamais : un bon boulot, de l'argent, la beauté, le respect... Et l'addition se terminait par cet ajout : un avenir meilleur.
C’était un tunnel sans fin, il se devait donc d’apprécier ce qu’il avait.
Car c'était aussi à ce moment qu'il se jugeait soi-disant objectivement, c'est à dire avec une dureté qu'on aurait épargné aux pires criminels, et qu'il décidait qu'il ne méritait pas mieux.
Alors, il fermait les yeux, soupirait. Et tentait de trouver le sommeil en la sachant près de lui.
Il était amoureux. Il était heureux.
Oui, c'est elle. Oui, je la connais, la reconnais. Elle est à moi. La garder ? Heu... Pour toujours ? Ah d'accord... Et je serais heureux ?
Oui, très heureux, il faut la prendre, monsieur, on ne peut pas être heureux tout seul. Le bonheur, ça se partage. Si vous saviez le nombre d'égoïstes qui courent par ces temps, vous partageriez un peu !
Rendez-la heureuse, c'est pas bien compliqué. Quelques fleurs, quelques mots. Un mariage et des gamins d'ici quelques années. Pas compliqué, je vous dis.
Mais tout était faussé, les fleurs fanent, elles ne font rien d'autre, les mots... les mots ne sont que des mots.
Et puis, il s’était rendu compte qu’elle non plus, n’était pas heureuse.
Mais ils étaient ensemble.
Et comme ils semblaient parfaitement assortis, comme deux habits qu’on coordonne.
C'est ce que disaient tous ceux qui les méconnaissent.
Tous leurs amis aussi, tous ces abrutis trop contents qu'ils soient enfin comme eux, un être hybride, quatre jambes, quatre bras et une seule tête, une seule pensée, un seul ennui.
Et si le bonheur c'était ça ? Si le bonheur, c'était tout simplement ça ?
Et ils s'ennuyèrent heureux jusqu'à la fin des temps.
Ce n'est pas le pire, mon bon monsieur, ce n'est pas le pire. Vous pourriez être seul !
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