Mère
Je suis repartie dans ma chambre, et j'ai mis la musique à fond les ballons.
Pendant deux heures, allongée sur le lit, sur le dos, sur le ventre, j'ai chanté à tue-tête, pour moi, pour Fluffie, et on a dansé, sauté sur le planché en hurlant.
- Qui a le droit ! Qui a le droit ?
Ha ! c'était bien. Mais aucune réaction. Rien.
J'avais entendu Mère rentrer. Un peu plus tard, je descendis pour le dîner. J'étais impatiente de tester ma nouvelle tenue. Je m'attendais à un sourire ironique. Mère aurait regardé la chapka, les oreilles de lapin, levant les yeux au ciel, débitant une petite tirade sur la période, difficile, de l'adolescence, avec un refrain sur le rôle des hormones, et un couplet sur la psychologie. Mon frère aurait gloussé.
Mais ça, c'était avant. Mère, barbouillée de rouge à lèvre, était en face de moi. Alors une casquette rose à oreilles de lapins, ce n'était pas ce qui pouvait l'émouvoir. Elle se consacrait à la manucure, sourcils froncés et bouche en coeur. Elle venait de limer, consciencieusement, une à une, l’ensemble de ses extrémités, puis avait regardé, le cœur en joie, ses petits ongles arrondis. Elle les agitait aux rayons du soleil couchant, dans une extase de perfection, battant des cils. Puis, se concentrant à nouveau, elle avait ouvert un pot de vernis de couleur framboise, sa couleur préférée – ça, au moins, ça n’avait pas changé. Un sourire largement affiché, elle appliquait, au pinceau, et le rouge de ses lèvres disparaissait lorsque l’opération ne se déroulait pas comme prévu. Ce qui arrivait un ongle sur deux.
— Maman, tu as bientôt fini ?
— Bientôt, ma chérie… Une demi-heure environ.
— Personne ne prépare le repas, aujourd’hui ?
Mère me regarda, étonnée, arrêtant tout à trac ses activités manuelles.
— Mais tu es folle ? Pourquoi ? Ton père et ton frère ont déjà mangé.Tu peux aller te servir dans le frigidaire.
Comment expliquer à M… à cette chose peinturlurée, qui se disait ma mère ? C’était sa sœur sans doute, celle qui n’avait pas voulu boire la potion magique lorsqu’elle était petite, alors que ma vraie mère, elle, était tombée dans le chaudron dès le berceau, sauvée in extremis par le druide, qui s’en était reçu une, une bonne baffe de bébé sur vitaminé. Ma vraie mère était une héroïne de légende, elle connaissait tous les pays du monde, parlait toutes les langues, était belle au naturel, habillée, en déshabillé, en maillot de bain, en doudoune polaire, et rien que son sourire à travers la cagoule suffisait à dire qu’elle était reine, et que les princes de la terre étaient à ses genoux. Et là, qu’est-ce que je voyais ? Une pouffe à vernis, qui me regardait de ses gros yeux de vache.
— Maman !
Je pleurais en me jetant dans ses bras. Quand même, je n’avais qu’elle, et j’allais la réveiller même si je n’étais que Béatrice, car j’aimerais ce qui allait arriver, un rêve de Belle au Bois Dormant ouvrant les yeux.
— Béatrice ! Tu ne vois pas que je suis occupée ?
Si, je vois. Occupée comme la France pendant l’Occupation. Ô Mère ! L’ennemi est en toi.
— Que dis-tu ?
— Je pars me coucher.
— Bonne nuit ma chérie !
— C’est ça.
Vlan ! Je montais à l'étage en claquant la porte. La porte s'ouvrit.
- Ma chérie ! Tu oublies ta casquette ! Très mignon. Tu me diras où tu l'as achetée.
Elle me fit un bisou, qui sentait le patchouli.
Je n’avais qu’une hâte, c’était m’échapper de cet enfer. Demain matin, direction le collège. Enfer pour enfer, celui-là, au moins, était pour ma famille ce qu’une Game Box était à Hiroshima.
Il faudrait vérifier, tout de même, avant d'entrer en classe, pour le rouge, sur les joues. En attendant, étendue dans le noir, je frottais énergiquement.
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