Chapitre troisième

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Un flot presque continu de gouttes de sueur descendaient le long de ma colonne vertébrale, tandis que leurs homologues perlaient sur mon front dégagé. Après une bonne heure d'entraînement, je n'arrivais plus à reprendre ma respiration comme il le fallait. J'avais beau avoir revêtu une culotte d'homme et une chemise courte et évasée, j'avais l'impression que mon corps entier avait été comprimé dans un corset étroitement lacé. Face à moi, Martin ne paraissait ni éreinté, ni prêt à capituler. Son épée au poing, il patientait. Il attendait le bon moment afin de porter l'estocade. J'avais la chance d'avoir pour ami un être franc et impartial. Jamais il ne m'avait laissée gagner. Toujours j'avais dû lui arracher la victoire. Elle n'en était que plus belle.

En bordure de notre terrain de jeu, le sol poussiéreux d'une grange inutilisée depuis longtemps, Géraud et Toussaint, sempiternels acolytes de mon petit maître d'armes, bavassaient, n'ayant cure de notre duel. Lorsque, cependant, je me déportai sur ma droite, forçant mon adversaire à suivre mon mouvement, pour revenir aussi vite à ma position initiale pour mieux toucher son flanc, les deux amis arrêtèrent tout net leur discussion et se hissèrent sur leurs sabots pour hurler des "bravos !" et frapper leurs mains à tout rompre.

— Elle t'a bien eu la petite Madame cette fois-ci ! commença Géraud, grand gaillard de vingt-cinq ans et cercleur de profession, comme son père et son grand-père avant lui.

— C'était pas bien dur : elle est bien meilleure que lui maintenant, renchérit Toussaint, aussi petit que son alter ego était immense.

Les compères me donnèrent quelques tapes amicales sur l'épaules et Géraud me débarrassa de mon arme, tandis que Toussaint officia auprès de Martin. Nos aides de camp passèrent un rapide coup de balai afin d'effacer nos traces de lutte et rangèrent les lames dans un coffre sans prétention parmi leurs congénères avant de glisser le tout sous un tas de foin abandonné.

— Je n'ai plus grand chose à t'apprendre, me dit Martin en tapotant son front et sa nuque avec un linge propre.

— En es-tu bien sûr ? rétorquai-je en lui faisant un clin d'oeil qu'il me rendit.

— La petite Madame accepterait-elle de manger quelque chose chez ma pauvre mère ?

Géraud exécuta une outrageuse révérence qui déclencha l'hilarité générale.

— Ne dérange pas ta chère maman pour moi.

— C'est si je te ne ramène pas avec moi que je risque d'avoir des problèmes. Tu ne la connais pas. Moi si !

— Tu ne voudrais quand même pas que notre petit Géraud se fasse gronder par sa maternelle ? insista Martin.

Toussaint, de son côté, ne cessait de gesticuler autour de nous, imitant tour à tour Ninon m'accueillant à bras ouverts et Ninon sermonnant son grand garçon, dont elle ne pouvait partout pas se défaire.

Inutile de me débattre dans ce piège tendu. Je risquais de me blesser. Et j'imaginais déjà la potée fumante de Ninon remplir mon estomac qui criait famine.

I

J'acceptai avec enthousiasme. Nous nous mîmes en route vers le hameau dont dépendait ce que nous appelions notre salle d'armes. Sur le chemin, rapide et peu escarpé, Géraud et Toussaint ouvrirent la marche, en proie à une discussion animée dont ni moi ni Martin ne pouvions percevoir la moindre bribe. L'un à côté de l'autre, nous arpentions sans un bruit la piste caillouteuse bordée de chaque côté par un petit bois bien fourni. Tout à coup, il voulut glisser sa main dans la mienne ; l'idée ne me déplaisait pas, la chose était déjà arrivée avant, mais nous n'étions pas seuls et je savais nos amis prompts à caqueter. Je refusai donc, sans que cela ne le vexe le moins du monde. Martin Martin, doublement Martin donc, comme le nomma l'aubergiste qui le trouva dans ses cuisines à s'empiffrer de tout ce qui lui tomba sous la main à quatorze ans, ne s'offusquait pas à la moindre contrariété. Il ne faisait pas partie de cette race de gens prêts à tourner le dos à un ami si ce dernier avait eu le malheur de toucher un point sensible. Peut-être était-ce dû à son enfance. Simple supputation de ma part, car il en avait peu dit sur ses premières années, et encore moins sur son ascendance. J'évitai le sujet, ne voulant pas le martyriser plus que nécessaire. Néanmoins, il y eut assez de sang et de larmes pour faire table rase du passé, au point d'épouser une toute nouvelle identité sans sourciller.

Géraud ouvrit la porte de la masure, pleine comme un oeuf. Une ribambelle de marmots pétrifiés par la violence du geste de leur aîné, jaillirent de l'endroit pour assaillir de toute part notre ami. Malgré une force prodigieuse, il ne put se défaire de ces bambins gesticulants.

— Mais laissez-le tranquille à fin ! Ouste !

En bonne cheffe de meute, Ninon fondit sur la masse humaine enchevêtrée et arracha un à un la dizaine d'enfants qui s'étaient agrippés à son premier-né. Sans dire un seul mot, elle les enjoignit de retrouver leur place, ce qu'ils firent sans broncher.

— Des sauvages, vous n'êtes que des sauvages ! poursuivit-elle, en époussetant les épaules pourtant tout à fait propres de Géraud.

Ses sourcils, rapprochés pour ne faire qu'un en raison de son courroux, se détachèrent aussitôt qu'elle vit le reste de notre quatuor, et ses bras se levèrent bien haut quand ses yeux se posèrent sur moi.

— La petite Madame ! Allez poussez-vous les garçons, laissez-la passer. Vous n'avez donc aucune manière ?!

La tête de cette femme, toujours couverte d'un bonnet blanc noué sous son menton, m'arrivait au nombril. Pourtant, personne n'osait remettre en question ses dires et ses ordres. Jamais. Aucun de ses enfants ne haussait la voix contre elle ou ne rouspétait. Elle était maîtresse en sa demeure, reine incontestée de sa maisonnette et de ses enfants-sujets.

On avait vite fait le tour des limites du royaume de Ninon. Une pièce principale qui servait de lieu de réception et de lieu de vie. Et de chambre aussi, puisque quatre grands lits garnissaient les quatre coins de la pièce, dans lesquels les petits s'entassaient chaque nuit. Derrière la cheminée qui crachait une suie infernale, une seconde pièce, qui s'apparentait davantage à une petite remise, permettait à la cheffe de famille de ranger ses denrées alimentaires et tout ce dont elle avait besoin. Au-dessus de l'âtre, je vis immédiatement l'immense marmite dont le contenu mijotait à petit bouillon.

Ninon m'écrasa le visage entre ses deux mains gonflées et rugueuses. Dans l'instant, son sourire édenté disparut :

— Mais enfin...Vous êtes en eau ma parole ! Qu'est-ce que vous lui avait encore fait, hein ?!

Les trois garnements haussèrent les épaules et étouffèrent leurs ricanements. La brave femme m'attrappa avec fermeté le bras et m'entraîna à travers la jungle d'enfants pour nous rendre dans son cagibi où elle me laissa en plan avant de montrer à nouveau sa face rougie, un petit récipient à la main.

— Rafraîchissez-vous un peu, ordonna-t-elle gentiment en me montrant l'eau tiédie par les flammes.

Elle m'abandonna à mon sort et je m'exécutai sans rechigner. Cette toilette sommaire me revivifia et je remerciai Ninon à de multiples reprises lorsque je revins parmi la foule. Durant ma brève absence, la table avait été dressée et les enfants installés sur les lits de paille afin de faire un peu de place aux adultes. Géraud, l'homme de la maison, le seul, s'occupait de couper de larges tranches de pain qu'il distribua d'abord à sa mère puis à ses amis, qui se jetèrent sur la nourriture. Ninon leur donna une petite claque à l'arrière du crâne et les réprimanda sans vergogne "La petite Madame n'est pas encore installée que vous vous goinfrez comme des cochons ! Mais qui vous a élevés ainsi à la fin ?!"

— On ne peut plus rien pour eux il me semble, n'est-ce pas Ninon ? avançai-je, en prenant place à leurs côtés.

— Même le bon Dieu vous refuserait son Paradis ! ajouta la mère de famille, en apportant la marmite pleine au beau milieu de la tablée.

J'admirais cette femme. Onze enfants étaient venus au monde par elle. Nombre d'entre eux avaient été attendus, d'autres, beaucoup moins. Son époux, un être taciturne, s'était peu à peu mué en un ivrogne patenté, incapable de faire vivre sa famille. C'est donc elle qui s'était levée aux aurores et couchée lorsque la lune est haute pour que ses rejetons puissent se remplir l'estomac au moins une fois par jour. Son mari s'était pendu, alors qu'elle était grosse de son dernier petit. Son corps se balançait à la plus haute branche du chêne qui bordait son lopin de terre, que la boisson empêchait de faire fructifier comme il aurait dû. Alors, enceinte jusqu'au cou, sans l'aide de personne, Ninon avait emmené son escabeau près du corps de Jules pour le détacher et le faire délicatement glisser sur le sol humide, avant que le hameau tout entier ne l'enterre au cimetière du coin. Jamais elle ne s'était rendue sur sa tombe : "Il n'a jamais parlé de son vivant. Qu'est-ce qu'il pourrait bien avoir à me dire mort ?".

Les garçons s'étaient lancés dans une discussion dont je n'avais cure. Ninon, en bonne maîtresse de maison avait pris place en bout de table, tout en face de moi. Elle fit semblant de s'intéresser un peu à ce que racontait son fils et ses amis, avant de poser ses yeux sur moi. Du menton, elle m'invita à reprendre de sa potée, dont je rafolais. Par politesse et parce que je n'avais plus vraiment faim après une première tournée rassasiante, je déclinai l'offre, pourtant alléchante. Sa face précocemment vieillie par les soucis, s'assombrit et elle se leva d'un bond pour contourner la tablée et attraper sans tarder ma gamelle en terre cuite qu'elle remplit à nouveau du délicieux met. Je lui souris pour la remercier. La femme prit ma tête, la pressa contre sa poitrine et déposa un baiser sur mon front.

Il est des gens seulement élevés par leur nom, leur ascendance et leur titre. Mais rien n'était plus beau et plus anthentique que la noblesse d'âme et de coeur.

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