Inattendue
Il avait jeté un regard par les carreaux tous les quarts d'heure, avant de se replonger définitivement dans son activité favorite du moment, mais ça n'avait rien donné. Tant pis, ça serait peut-être pour le lendemain…
***
Il ouvrit les yeux peu avant sept heures du matin, et s’adonna à son rituel d’étirements complets avant de se redresser pour de bon. De toute manière, il avait le temps, la réunion n’était prévue que pour neuf heures. Et d’expérience, on ne commencerait sûrement pas à discuter avant la demie, le temps que tout le monde soit arrivé et que les cafés aient fait leur effet.
Il se prépara un petit-déjeuner copieux mêlant œufs sur le plat et tartines jambon-beurre après avoir fait un tour à la boulangerie de sa jeune cousine, puis une fois la tenue adéquate enfilée et la lecture d’un article du Figaro achevée, il sortit sous un soleil déjà radieux et entreprit de traverser le parc sur lequel donnait sa jolie demeure. Il huma les parfums du mois de juillet, et sourit devant la beauté simple des massifs de buis bien entretenus qui jalonnaient les différentes allées.
Quelques rues plus loin, il sortit de sa poche la clé du local tout en inspectant minutieusement l’état des terrains. Il s’attela ensuite à la préparation des boissons chaudes, et dut attendre neuf heures dix avant de voir débarquer Jean-Michel.
— Salut Fred, content de te voir ! Toujours premier, à ce que je vois !
— Oui, certes, mais on a quand même du pain sur la planche, j’espère qu’on ne devra pas attendre les amis trois quarts d’heure…
Il se laissa ensuite lourdement tomber sur un des quelques vieux sièges grinçants. Il faut dire qu’à 75 ans, on ne se remet pas si vite d’une entorse de la cheville, même deux mois après, alors le confort tout relatif des sièges lui apporta un soulagement tout à fait appréciable.
Une fois que tous les membres de l’association de pétanque de leur petite ville furent enfin réunis, ils commencèrent à échanger vivement sur l’organisation du traditionnel tournoi du 14 juillet. Il faudra s’assurer que la buvette ne tombe pas en rupture de stock, réfléchir au format des rencontres en fonction du nombre d’inscrits, sachant que d’expérience, il y aura probablement un petit cinquième d’entre eux qui ne se présenteront pas, contacter le traiteur pour le traditionnel buffet de midi, ainsi que pour les lots, qui prendront de nouveau sûrement la forme de bouteilles de vin ou de champagne. Enfin, tout compte fait, on souhaitait que cette traditionnelle fête de village permette une année de plus aux jeunes et aux aînés de passer un bon moment ensemble.
La réunion se conclut évidemment bien gaiement sur une petite terrasse non loin, à siroter lentement un verre de vin avec un bon repas. Depuis le décès tragique de son épouse il y a maintenant presque dix ans, Fred avait commencé à s’investir très sérieusement dans l’association, jusqu’à en devenir président récemment. Avec le recul, il considérait que c’était cette activité qui l’avait maintenu à flot…
Il rentra chez lui peu avant trois heures de l’après-midi, et s’installa comme à son habitude devant l’étape du jour du Tour de France. Lui n’était pas là pour regarder uniquement le paysage et s’endormir sous la douce voix de Franck Ferrand, qui contait inlassablement l’histoire des monuments longés par le peloton, mais pour la course ; il connaissait parfaitement toutes les équipes et le style de chaque coureur.
Il avait toujours adoré ce sport, et continuait de le pratiquer tant bien que mal, mais adorait surtout se remémorer les courses amateures des années 60/70 auxquelles il avait participé, en regardant les athlètes actuels.
Il repensait en particulier souvent à sa liaison particulière avec un ami de son club, quand il avait 17 ans. Bien sûr, il savait que c’était ‘immoral’ et ‘déviant’, mais les deux acolytes et néanmoins coéquipiers s’adonnaient bien volontiers aux relations charnelles 100% masculines sans éprouver aucune honte. Tant que le secret restait bien gardé, il n’y avait rien à craindre. On peut sans aucune prétention affirmer que le point de départ de ces deux petites années, avant qu’ils ne furent séparés pour leurs études, fut une course dans les Monts du Lyonnais, à laquelle leur équipe cycliste avait participé. Au lieu de profiter d’une paisible nuit de récupération entre les deux étapes de l’épreuve, à l’abri dans leur tente plantée un peu à l’écart du reste du groupe, les deux jeunes hommes avaient longuement profité de leurs corps aux muscles joliment tracés, et à leur intimité, encore vierge de contacts autres que ceux de la main de leur hôte. Faute d’exemples très détaillés, leurs doigts s’étaient montrés craintifs, leur langue hésitante, mais l’expérience avait néanmoins été des plus grisantes. Eux qui s’étaient contentés de quelques baisers furtifs avant ce jour, s’étaient ensuite rapidement perfectionnés dans l’art de démontrer leur pulsions affectivo-sexuelles. Ils savaient que leur couple ne s’exprimerait jamais au grand jour, et se résolurent à considérer leur relation comme un apprentissage clandestin.
Ils étaient plus ou moins restés en contact, plutôt comme des amis de longue date qui avaient commencé à explorer leur sexualité ensemble, sans jamais envisager de relation stable entre eux plus tard. Beaucoup plus tard, en 1999, l’ami de Fred avait conclu un PACS avec l’homme qui partageait sa vie depuis plus de 10 ans. Fred, lui, était plus rentré dans le rang, s’étant marié peu avant ses 40 ans, ce qui ne l’avait pas empêché de s’autoriser quelques écarts avec des compagnons masculins.
Bien que pris dans l’étape du jour à la télévision, il lançait régulièrement quelques regards vers l’extérieur. Et vers quatre heures, il ne put retenir un sourire bienveillant, quand bien même il commençait à bien les connaître. Cela faisait maintenant quelques semaines que le jeune brun avec ses jolies mèches et son petit ami au teint basané avaient élu domicile dans le parc, y passant plusieurs après-midi par semaine, à tantôt rire aux éclats, tantôt s’observer amoureusement avant de s’embrasser en se tenant les hanches ou le haut du dos. Ah ça, ils profitaient de leurs vacances, c’était certain !
Après plusieurs semaines à les voir échanger de la tendresse, et à le distraire du Tour, Fred n’y tenait plus. Il sortit de chez lui, et reprit le même chemin que plus tôt dans la journée, tournant seulement à la première intersection. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus senti son cœur battre la chamade à ce point, et il aura fallu que ce soient deux petits jeunes de 17 ans tout au plus qui lui fassent cet effet ! Il essaya de se parer d’un sourire avenant et d’une démarche assurée, ce qui n’empêcha pas le brun de lui lancer un regard des plus circonspects lorsqu’il entra dans leur champ de vision. Avant que le couple ne décampe, Fred s’écria :
— Je vous vois souvent par ma fenêtre et…
— Et ça te dérange ? Wesh t’es sérieux, le vieux ? Viens Martin, on se casse !
— Non non, restez ! Je vous trouve très mignons ! Enfin, non, je ne voulais pas dire ça… Vous me rappelez juste de bons souvenirs…
— Euh, on fait quoi, Zakaria, là ?
— Attends gros, il a pas l’air méchant.
Zakaria, vêtu d’un joli t-shirt blanc dessinant esthétiquement les aspérités de son torse, se dirigea vers Fred, lequel rentra légèrement le cou dans les épaules en vue de la confrontation à venir. Martin se tenait un peu plus en retrait, se grattant le menton et observant la scène avec curiosité. Zakaria reprit :
— Non mais on peut savoir vraiment ce que tu fais là ?
Fred, légèrement déstabilisé par la carrure du jeune marocain, répliqua :
— Ce n’est pas de ma faute si vous vous installez quasiment en face de chez moi à chaque fois ! Mais n’ayez crainte, je tenais simplement à vous dire que vous formez un très beau couple, et que vous avez énormément de chance de vivre à cette époque !
— Ouais, pas tellement frère ! J’ai quand même deux trois potes qui trouvent ça chelou !
Fred sourit en constatant que Zakaria le considérait presque comme un égal.
— Mais toi aussi tu m’as l’air de kiffer les keums non ?
Il devina sans difficulté la signification de la fin de la phrase, et rétorqua :
— Oui, et sinon, ne t’en fais pas trop, c’était plus difficile il y a soixante ans, hein ! Franchement, si je peux vous dire qu’une seule chose : éclatez-vous, et ne tenez pas compte du regard de certains !
Zakaria sourit, et se montra finalement un peu plus curieux par rapport aux jeunes années de Fred. Ce dernier prenait un plaisir évident à raconter ses aventures et à les comparer avec celles de Zakaria, les deux poussant de grandes exclamations amusées lorsqu’ils se rendaient compte que certaines choses n’avaient pas réellement changé depuis le temps. Martin, plus timide au départ, finit par se joindre à la conversation, bien qu’il fût de temps en temps gêné par le franc-parler de son amoureux. Le marocain finit par demander :
— Mais toi, y a rien qui t’empêche de te retrouver un mec, hein !
Fred eut un sourire gêné, mais réalisa que le jeune maghrébin n’avait pas tort. Zakaria lui tapa l’arrière de l’épaule, et Fred n'oublia pas de lui tendre un flyer pour son tournoi, avant qu'ils ne se serrent la main.
Annotations
Versions