God save the punks

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Jim avait laissé son sac de courses lui filer des mains quand il avait vu ça. Ça avait été plus fort que lui. La surprise l'avait saisi en même temps que la sidération, alors qu'il rentrait chez lui, loin de se douter de ce qu'il allait voir. Il mit un moment à se rendre compte de sa réaction et de son côté légèrement disproportionné. Après tout, ce n'était qu'une boutique.

Oui, mais quand même.

Il garda le nez levé vers la vitrine en ramassant ses courses à tâton sur le trottoir. Il essayait de faire le lien entre tout ce qu'il voyait, de comprendre. Oui, il devait bien y avoir quelque chose, une explication, un truc qu'il aurait raté à l'époque et qu'il ne voyait arriver que... quoi, vingt ans plus tard ?

Il se redressa finalement et observa la devanture des lieux avec plus d'attention. Le nom de la boutique n'avait, a priori, rien à voir avec ce qu'il pensait : "De fil en aiguille - Prêt à porter Homme / Femme". Ouais, d'accord. La boutique elle-même n'avait pas l'air neuve et les collections avaient dû changer un paquet de fois avant qu'il ne tombât sur celle du jour. C'était une boutique de fringues tout ce qu'il y avait de plus classique, pas vraiment spécialisée dans un style en particulier. Alors pourquoi ça ?

"Soyez Punk !" clamait en rouge et noir une pancarte découpée en dents de scie collée à la vitrine. Eh, depuis quand ? Quand est-ce que le cours de l'histoire avait fomenté ce genre de retournement de situation ? Et pourquoi, surtout ? Jim eut un sourire en pensant à ce genre de slogan, s'il avait ainsi paru dans les rues vingt ans plus tôt. Un vrai slogan politique, une revendication, un pied-de-nez à l'Autorité. Il imagina ces neufs lettres dans une autre police : en gros caractères rouges sur une affiche mal collée, ou bien peintes à la va-vite sur un mur de brique. On les verrait apparaître à la lueur des phares, la nuit, comme un prédateur sorti de l'ombre pour surprendre l'ombre furtive des passants... Encore qu'ils avaient su faire plus subtil, comme slogan. Ou plus explicite, à voir.

Soyez Punk. Si ça avait été une véritable injonction, un truc à faire dans sa vie, Jim aurait pu cocher la case sans problème. Punk, il l'avait été, et il avait plutôt eu l'habitude d'entendre le contraire, en son temps. Personne n'avait très bien compris comment ils en étaient arrivés là, à ça. Dans son entourage, personne, en tout cas, ne l'avait compris. Bien sûr que tu auras un avenir, Jimmy, enfin si tu travaillais un peu mieux en classe. Ou si tu avais d'autres fréquentations que ces types bizarres. Tu devrais arrêter d'écouter cette musique de cinglés, ça va te rendre nerveux. Et après, tu vas te retrouver comme ces types à Belfast, qui ont tiré sur plein de gens. Bien sûr que non, la police n'aurait jamais fait ça ! Tu veux bien arrêter, un peu, avec tes bêtises ? T'as pas honte ?

Lui, il n'avait pas eu honte. En fait, il n'avait jamais cessé d'être fier de faire partie de ça. D'avoir fréquenté ces gens-, d'avoir entendu cette musique-lors de petits concerts à huis clos dans des pubs ou des salles où on était sûr - presque sûr - que les flics ne viendraient pas les chercher. Il n'avait pas eu honte. Mais plus il regardait les vêtements derrière la pancarte crillarde, de l'autre côté de la vitrine, plus il pensait que ceux qui osaient porter ces trucs ne devaient pas avoir bien honte non plus.

Quel genre de punk pouvait bien s'habiller comme ça, dans le temps ? Les Pistols, peut-être ? Un groupe qui, à son humble avis, n'avait embrassé le mouvement qu'en surface, sans vraiment s'attarder sur ce qui se cachait en-dessous, le vrai sentiment de non-sens, la vraie volonté de casser la chaîne infernale des générations pour tenter autre chose. Certains étaient passés à côté de ça, et ceux qui avait taillé les fringues dans la vitrine devaient sûrement en faire partie, avec leurs vestes en cuir, leurs pantalons en tartan rouge, leurs t-shirts imprimés aux dessins voyants et anguleux et surtout ces perruques hirsutes et bariolées.

Certes, ils avaient eu leurs blousons, eux aussi. Taillés autrement, moins cintrés, et d'un cuir moins reluisant. Le tartan ? Jim essaya de se rappeler. Ils avaient des chemises à carreaux, assez semblables, mais pas forcément comparables à ça. Et puis, à l'époque, tout le monde en portait, même leurs pères. S'ils avaient voulu se démarquer vestimentairement, ça n'avait pas donné grand chose. Il y en avait, des comme ça, qui portaient des choses un peu plus excentriques, mais Jim n'en avait pas été. Ce n'était pas ce qu'il admirait le plus, dans cet ensemble dans lequel il se reconnaissait.

Lui, il avait plutôt été dans l'action, la philosophie, la musique punks. Quand un groupe venait chanter les espoirs et désespoirs de leur génération, ou quand ils suivaient ce qu'il se passait, plus haut, dans le nord, c'était là qu'il se reconnaissait le mieux, c'était là qu'il s'était senti le plus punk. C'était quand il voyait tout le mal que Thatcher et sa politique leur faisaient, l'absurdité du système dans lequel ils étaient encagés, la violence des ripostes pour les y maintenir. Et les morts... Ces morts, qu'auraient-ils pensé de cela, de ce simulacre d'esprit punk ? De ces pantalons de tweed rouge sang ? Peut-être les Dublinois comme lui, et tous ceux d'Irlande, se seraient rappelé les kilts des clans qui, autrefois, avaient refusé de se soumettre à l'Angleterre, comme eux avaient refusé de se soumettre aux lois de la Dame de Fer. Et après ? Était-ce tout ? L'habit ne fait pas le moine.

Non vraiment, Jim avait du mal à voir le lien, entre cette injonction, cette vitrine et ce que lui avait vécu. Il avait du mal à se reconnaître dans cet esprit réducteur. Trop de choses, dans cette mise en scène, occultaient ce qu'il avait vu, entendu, ressenti dans son âme et dans sa chair. Tout ce qu'il percevait là, exposé dans cette boutique de prêt à porter quelconque, sans revendication aucune, lui donnait un goût amer, celui de la récupération, une charité de mauvaise foi offerte par ceux qui avaient versé le sang et qui persévéraient dans leur logique effrénée et absurde en revendant ce qu'ils pensaient être les couleurs de leurs ennemis, couleurs qu'ils détournaient sans une once de respect pour ce qu'ils avaient réellement été. Déçu, Jim toisa une dernière fois la boutique avant de s'en éloigner, jurant que la connerie, elle, avait un bel avenir devant elle.

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