Chapitre 2 : Souvenirs
Joseph ne s’était pas trompé. À notre retour à la maison, Tempête et moi sommes trempées jusqu’à l’os. Le vent s’était soudainement levé et une forte pluie s’en était suivie, accompagnée de coups de tonnerre. Heureusement, mon cheval étant habitué au temps capricieux de notre pays, le chemin du retour s’est déroulé sans encombre.
— Je constate que vous avez survécu à la colère du Seigneur, Madame, plaisante Joseph pendant que je lui confie Tempête.
Il s’empresse de la couvrir pour qu’elle ne prenne pas froid et la parque dans son box. Mon cheval hennit joyeusement quand il constate que son repas lui est déjà servi.
— Quel fin observateur tu fais !
J’essaye d’essorer mon épaisse chevelure du mieux que je peux avec mes doigts.
— Ma mère va piquer une crise en me voyant revenir dans cet état. De quoi ai-je l’air ?
— Vous avez l’air d’un rat mouillé avec un nid d’oiseau sur la tête… me taquine-t-il en me détaillant de haut en bas.
Je le fusille du regard et lui balance mes bottes crottées, que je venais de retirer pour les vider de l’eau infiltrée à l'intérieur, en pleine figure.
— Palefrenier ! Nettoie-les ! Je veux que ça brille. Tout de suite !
Joseph ramasse mes bottes en riant et grommelle quelque chose que je n’entends pas.
— Pour cette fois-ci, je veux bien m’en charger, mais uniquement pour vous empêcher d’attraper froid. Si votre mère me voyait faire, elle me taperait sur les doigts, me dit-il tandis que je flatte le museau de Tempête en guise de bonne nuit.
Joseph fait partie de ces personnes qui redoutent la colère froide de ma génitrice.
N’ayant pas oublié son passé de pauvre, ma mère n’a jamais manqué de me rappeler que ce n’est pas parce que nous vivons aujourd’hui dans l’opulence que ça a toujours été le cas.
Redoutant que je devienne une de ces bourgeoises fainéantes et capricieuses, elle a tout fait pour que je puisse me débrouiller et être autonome le plus possible, quitte à réprimander sévèrement les domestiques qui voulaient m’assister plus que de raison.
Je me souviens le jour où j’étais revenue toute crottée d’un après-midi de chasse avec papa, alors âgée de huit ans. Avant le départ, notre camériste m’avait avertie que mes vêtements venaient d’être fraichement lavés, et ma mère m’avait enjointe à ne pas les salir plus que nécessaire. Évidemment, je n’en avais fait qu’à ma tête et j’étais revenue avec une tenue plus noire que blanche. La domestique m’avait déshabillée pour nettoyer mes vêtements, mais sa maîtresse l’avait sommée de me laisser m’en charger.
J’entends encore sa voix retentir dans mes oreilles pendant que je frottais les vêtements de mes petites mains pleines de savon :
— La richesse se cultive avec les graines de durs labeurs. Ne l’oublie pas !
Je ne l’ai jamais oublié, et Joseph non plus apparemment.
— Seulement pour cette fois ? le taquiné-je, les sourcils haussés et un sourire moqueur collé sur le visage. Que ferais-tu si je demandais à Rosita de te les apporter pour moi ? Tu la renverrais ou tu te contenterais de les nettoyer pour passer un agréablement moment à ses côtés ?
Guettant sa réaction, je suspecte que l’intérêt de Rosita soit réciproque. J’ai ma réponse quand je vois la peau de son cou et de ses joues rosir, alors qu’il tente de me la cacher en faisant mine d’éparpiller du foin dans l’étable.
— Ce n’est pas… ! Madame, s’il vous plait, balbutie-t-il, mal à aise.
Je pars dans un grand éclat de rire, puis le prends en pitié. Je lui plaque une bise sonore sur la joue en lui assurant que ça restera notre petit secret… Il me fait un petit sourire tout penaud et me congédie doucement à sa façon :
— Si vous le dites… Vous devriez vraiment aller vous mettre au chaud avant d’attraper froid. Bonne nuit, Madame.
— Bonne nuit, Joseph ! lui dis-je en remontant l’allée qui mène vers la maison, l'air calculateur…
~
Une fois arrivée devant la maison, je récite une brève prière pour que ma mère soit absente et ouvre la porte d’entrée. En glissant discrètement le visage dans l’entrebâillement de la porte, je ne vois personne à l'horizon. Quelle aubaine !
Sur la pointe des pieds, je commence à montrer silencieusement les marches quand ...
— Où comptez-vous aller comme ça, jeune fille ?
Une voix m’interpelle, m'arrêtant net. Avec mon plus beau sourire innocent, je me retourne et vois Maria, notre plus ancienne domestique. D’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours connue. Elle est un peu comme ma deuxième maman.
Maria a pu assister à l’ascension du commerce de mes parents.
Partant de quelques vaches et chèvres, papa s’était lancé dans la fabrication de fromage et autres produits laitiers avec l’aide de ma mère et de leur amie. Il voyageait régulièrement pour faire connaitre ses produits et attirer de nouveaux clients.
Les affaires commençant à bien fructifier, mon père a pu réunir suffisamment de fonds pour concrétiser son rêve : ouvrir une distillerie. Il fit l’acquisition de plusieurs champs de cannes à sucre et se lança dans la production de rhum. Cet alcool étant une des boissons de prédilection de ces messieurs, les bouteilles se vendirent comme des petits pains, comptant parmi ses clients prestigieux le roi en personne !
Ma mère l’accompagnait régulièrement dans ses voyages et mettait ses talents d’oratrice au profit de leurs affaires. Le bouche-à-oreille faisant des miracles, la petite entreprise de papa s’était répandue comme une trainée de poudre. Pour satisfaire la demande toujours croissante, ils avaient investi dans un navire nommé humblement le Marina pour acheminer les livraisons qui s’étaient étendues au-delà du continent.
Inutile de préciser que nous sommes à la tête d’une fortune plutôt coquette, qui nous a permis de nous créer une place dans la haute société.
De ce fait, mes deux parents étant relativement absents, c’est Maria qui a endossé le rôle de nourrice.
Les liens qui l’unissent à notre famille vont au-delà de la simple relation employeur-domestique. Elle en fait une partie intégrante.
— Oh ! Maria, tu es là ! je me dandine d’un pied à l’autre, penaude d’être prise en plein flagrant délit vestimentaire et comportemental. Eh bien, je comptais me rendre dans mes appartements afin d’y faire un brin de toilette.
— Est-ce raisonnable pour une jeune fille de gambader dans la forêt à une heure aussi tardive et vêtue de la sorte ? me demande-t-elle un sourcil levé vers le ciel.
Ciel qui semble s’être ligué avec elle, car il me réprimande d’un coup de tonnerre tellement bruyant que je manque de tomber de la marche des escaliers.
— Visiblement non… Je suis désolée, le temps m’a rattrapée dans les deux sens du terme… Où est maman ?
— Ne t’inquiète pas, elle est partie peu de temps après toi. Elle avait prévu de prendre le thé avec Lisa. Donc, il n’y a aucun risque qu’elle soit au courant de tes petits méfaits, me dit-elle avec un clin d’œil.
Je lâche un soupir de soulagement. Dieu a enfin daigné accéder à une de mes prières.
— Monte donc dans ta chambre retirer ces vêtements tout mouillés pendant que je fais chauffer de l’eau pour ta toilette.
— Merci infiniment Maria !
Je monte les escaliers quatre à quatre, ragaillardie par la perspective d’un bon bain chaud.
Quand je rentre dans ma chambre, j’ai l’agréable surprise de trouver mes deux compagnons poilus étendus, les quatre fers en l’air, sur mon lit. Noisette et Saphir, respectivement âgées de quatre et cinq ans, daignent à peine entrouvrir un œil en guise de salut.
Outrée d’avoir été dérangée dans son roupillon, Saphir descend de mon lit, et me snobe sans aucune vergogne pour se mettre en quête d’un endroit plus tranquille où poursuivre sa sieste.
— Quel caractère ! Puisque c’est comme ça, Noisette aura ta part de câlins, dis-je en me dirigeant vers mon chat, tout ronronnant, qui se délecte déjà de recevoir des papouilles.
Pendant que je commence à me dévêtir, j’entends Maria dans le couloir en train de pester contre Saphir qui, apparemment, prend un malin plaisir à lui faire des croche-pattes. Pas de chance pour elle, la domestique tient entre ses mains une aiguière pleine d’eau chaude. Dans sa tentative de sauvetage, quelques gouttes d'eau s'en échappent et atterrissent directement sur la tête du chat. Visiblement peu heureuse de se faire agresser de la sorte, Saphir feule en passant devant ma chambre, le diable aux trousses et la queue qui pourrait, à s’y méprendre, s’apparenter à un plumeau.
— Bien fait, saleté ! Dieu que je déteste ces bêtes, fulmine-t-elle en entrant dans la chambre, son fichu affaissé sur un des côtés de sa tête.
Elle se fige net quand elle voit l’autre saleté toujours étendue sur mon lit, en train de faire sa toilette, pas le moins du monde dérangée par le raffut dans le couloir.
— Je te préviens, soit tu fais bouger cette monstrueuse créature pleine de poils et de puces de ce lit soit je la jette par la fenêtre.
— Maria, tu exagères ! Elles sont mignonnes comme tout. C’est juste que Saphir a tendance à être grognon de temps en temps… Tu sais, vous vous ressemblez beauc -, le reste de ma phrase meurt dans ma bouche quand son regard noir et lourd de sens, signé Maria Lopez, me cloue sur place.
— Bon, d’accord, d’accord, dis-je en levant les mains, conciliante.
Je récupère Noisette et la dépose dans son panier.
— Voilà, contente ?
— Très !
Maria remplit la baignoire cachée derrière un paravent et me demande d’y entrer avant que l’eau ne finisse par refroidir complètement. Ce que je fais nue comme un ver.
Malgré mes 18 ans bien entamés, je n’étais pas le moins de monde gênée de me mettre en tenue d’Eve devant elle, et c’était bien avec la seule. J’imagine que c’est parce que c’est devenu une espèce de routine au fil des années n’y prêtant plus aucune attention.
Maria me donne un savon pour que je puisse me laver le corps tandis qu’elle s’attaque à la touffe qui me sert de cheveux.
Du coin de l’œil, je la surprends à les regarder d’un air soupçonneux en demandant ce que j’avais bien pu faire avec eux. Après avoir étudié le problème, elle les touche des bouts des doigts comme si une grosse araignée était posée sur ma tête. Avec un soupir résigné, elle marmonne que ça va lui prendre des heures pour démêler tout ça.
Alors que je fais mousser le savon sur ma peau, mon ventre se noue d’appréhension. Je voudrai parler à Maria du boulet de canon que ma mère m’avait envoyé au visage ce matin. Je sais aussi qu’il n’y a aucun secret entre elles deux et que Maria devait déjà être au courant de la décision de ma mère qui est de me marier au plus vite.
— Maria ? Est-ce que je peux te poser une question ? demandé-je d’un ton timide, très inhabituel pour moi. Ses doigts cessent de bouger pendant un instant, puis reprennent leurs mouvements quelques secondes plus tard.
— Hm, je vois qu’elle a mis son plan en exécution et ne te laisse plus le choix… Au fond de toi, tu savais que ça allait arriver, non ? elle me parle sur un ton doux comme on le ferait avec un enfant.
— Oui, mais comme d’habitude, je fermais les yeux.
— Pour ça, tu es experte en la matière ! me taquine-t-elle.
Je ne peux m’empêcher de laisser un rire triste s’échapper de ma bouche.
— Je sais, mais la situation a changé maintenant. J’ai beaucoup réfléchi aujourd’hui et d’un côté, je lui suis reconnaissante de m’avoir mise au pied du mur.
Maria me fait pencher la tête en arrière pour me rincer les cheveux puis, attrape un linge pour les y draper. Je sors de la baignoire et m’habille de ma chemise de nuit, toute simple en coton blanc. Elle me fait m’installer devant ma coiffeuse et s’enduit les mains d’huile qu’elle fait chauffer, puis l’éparpille dans mes boucles brunes.
Les quelques bougies allumées et l’odeur de mon savon à la lavande confèrent à la pièce un sentiment de cocon chaleureux, propice aux confidences.
— C’est triste d’en arriver à de telles extrémités avec toi, mais je ne peux m’empêcher de t’admirer.
— M’admirer ? ! m’exclamé-je surprise en tournant la tête vers elle. Mais c’est tout à fait ridicule.
— Oui, petite impertinente ! Allez, retourne ta tête vers le miroir, me répond-elle avec un sourire dans sa voix, tout en massant mes cheveux.
— Dès ton plus jeune âge, j’ai vu que tu étais différente des autres petites filles. Tu n’hésitais pas à t’affirmer et exprimer ton opinion. Au lieu de t’intéresser à la couture et à la broderie, tu allais aider Dominique aux champs et passais des heures à lire dans le bureau de ton père.
Son regard est fixé dans le vide, perdu dans les tréfonds de ses souvenirs.
— Alors que les autres acceptaient ce qu’on leur disait de faire, comment se comporter, quoi dire… Avec toi, il y avait toujours un pourquoi ou un mais qui trainait quelque part, ce qui avait le don de faire enrager ta mère.
Elle rigole en repensant à la mini moi tapant des pieds et des mains pour me faire entendre.
— Je pense que c’est ce que ton père a essayé de protéger, tu sais. Ton entrain, tes opinions bien arrêtées et cette petite lumière de vie qui brille au fond de tes yeux. Il a vu bien trop de lumières s’éteindre dans ceux d'autres jeunes filles que pour prendre le risque avec toi. Il pensait qu’aucun homme ne pourrait t’aimer plus fort que lui et qu’aucun ne protégerait ton éclat mieux que lui.
Un soupir de nostalgie lui échappe, alors que quelques larmes coulent sur mes joues.
Parler de mon père est toujours douloureux pour moi. Chaque fois qu’on prononçait son nom, qu’on partageait des souvenirs de lui, j’avais l’impression de recevoir des coups de poing dans l’estomac, me coupant le souffle. Voilà un an qu’il nous a quitté, et je n’ai toujours pas réussi à remettre les pieds dans son bureau.
— Ce qui te fait peur c’est de souffrir, de ne pas être à la hauteur et c’est tout à fait légitime. Moi aussi, j’ai eu peur à ta place, il y a maintenant des lustres, me dit-elle en riant.
Mon ancienne nourrice se penche vers moi et me regarde dans le miroir.
— Tu es devenue une jeune femme belle et intelligente. Alors non, tu ne sais pas coudre et broder, mais tu as bien d’autres talents comment l’équitation, le dessin, le tir à l’arc et tu sais même préparer du rhum ! Ça, ça ne peut pas laisser un bon parti indifférent !
J’essuie mes larmes en riant et me retourne vers elle.
Maria prend mon visage en coupe en me disant doucement :
— Ne te projette pas trop loin. Je connais ta mère, elle n’acceptera jamais de te marier avec un monstre. Non, tu n’auras peut-être pas le mariage d’amour que tu désires tant, mais laisse-lui une chance. Écoute là et essaye. Ensuite, tu prendras ta décision.
Elle s’éloigne de moi et tresse mes cheveux redevenus doux comme de la soie.
Alors qu’elle se dirige vers la sortie, sa main posée sur la poignée de la porte, elle me lance par-dessus son épaule :
— Je peux te promettre une chose, ma fille. Tu ne seras pas malheureuse et nous ne te laisserons jamais t’éteindre.
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