Des mots bien faibles face à la violence qui l'assaillit dès que l'esprit effleura sa paume. Toute personne sensée aurait battu en retraite, pourtant, Elise demeura droite, main tendue. Les yeux clos, elle guettait la moindre fluctuation dans la pénombre. Les battements de son cœur ralentissaient à mesure qu'elle déployait de fines vagues d'énergies astrales avec l'espoir que celles-ci agissent comme un sonar.

— Je vous vengerai, déclara-t-elle une nouvelle fois.

Des doigts frôlèrent les siens et, comme un réflexe, Elise referma ses phalanges sur les os décharnés de l'esprit face à elle. Foudroyée par la douleur, elle lutta contre elle-même pour ne pas lâcher prise. La souffrance était telle qu'elle avait l'impression qu'on la découpait en deux et que ses côtes se brisaient l'une après l'autre. Quand bien même cela fut en train d'arriver, elle s'accrochait désespérément à cette main ou, tout du moins, à ce qu'il en restait.

— Ouvre les yeux, tonna la voix de l'entité.

Elise s'exécuta.

Face à elle, le visage décharné du défunt. Malgré la souffrance, une joie indescriptible la gagna : elle avait réussi ! Elle l'avait ramené !

Hélas, lorsque son regard se braqua sur la table d'autopsie, elle réalisa avec effroi que l'esprit de cet homme ne flottait pas au-dessus de son corps écharpé. Non... Il s'était éveillé. Douleur, joie et peur se livrèrent bataille dans son âme : Elle n'avait pas ramené que son esprit... Non, elle l'avait ramené parmi les vivants ! Elle avait ramené un mort parmi les vivants !

Elise secoua machinalement la tête comme pour effacer cette vision et desserra son emprise sur les os du macchabée.

Aussitôt, les phalanges de la dépouille craquèrent lorsqu'il tenta de se dégager de sa poigne et ramenèrent Elise sur Terre. Elle raffermit sa prise sur les os et prouva, par la même occasion, qu'elle ne comptait pas abandonner malgré les souffrances qui traversaient son être et l'horreur qu'elle venait d'accomplir. Après tout, la douleur de cet homme, elle s'était engagée à la partager avec lui. S'il se tenait debout devant elle, ce n'était pas que de son fait : la puissance astrale de l'entité se déployait toujours dans ses veines et pulsait à travers son être. Sans cette énergie, elle n'aurait pas été en mesure de le ramener. Par conséquent, dès qu'ils rompraient le « lien », le corps retomberait, inanimé, sur la table. Tout du moins, elle cherchait à s'en convaincre.

Elise s'appuya davantage sur l'entité. Ce lien, elle ne désirait pas qu'il se brise. Du moins, pas tant qu'elle n'aurait pas une information, une piste, qui lui permettrait de se rapprocher du responsable de ce charnier.

Son corps, mû par la douleur, tremblait comme une feuille sur le point d'être emportée par le vent automnal. Lorsqu'elle réalisa que le macchabée souffrait autant qu'elle, de par les mouvements de son corps décharné, la culpabilité s'ajouta à la souffrance. Pourquoi devait-elle lui faire revivre ça pour avancer dans son enquête ? Cet acte, n'allait-il pas à l'encontre de toutes les règles qu'elle s'était fixées ? Pourtant, elle le savait... sans lui, elle n'y arriverait pas. Elle aurait aimé chercher du soutien auprès de la brume, mais comme un accord tacite, elle sentait qu'elle ne pouvait se retourner ou même chercher à regarder la brume accolée à son dos.

— J'ai besoin de vous, murmura-t-elle en plongeant son regard empli de larmes dans celui du cadavre.

Bien que ses orbites furent vides, Elise sentait qu'il la jugeait. Jamais, auparavant, un mort n'avait cherché à savoir si elle était digne de l'aider.

Par expérience, elle savait qu'elle ne devait poser aucune question et, bien que les secondes parurent des heures, elle ne formula aucun mot. Seule sa respiration, lente et profonde, déchirait le silence. Elle ne put s'empêcher d'imaginer un visage sur ce faciès dénudé. Sourcils épais, broussailleux. Yeux bruns, nez busqué. Lèvres asymétriques et peau mate, elle lui donnait quarante ans, tout au plus. Bon vivant, chaleureux... Du genre à saluer toutes les personnes qu'il croisait sur son chemin. S'il était encore vivant, peut-être se seraient-ils même parlé de tout et de rien au détour d'un trottoir avant de se dire au revoir.

Elise brisa le contact visuel : un mouvement attira son attention. Le macchabée soulevait son bras et le portait à hauteur de poitrine quand un coléoptère aux reflets violacé tomba de la manche éraillée et s'écrasa sur la table d'autopsie. Elise le détailla aussitôt. Grâce à son corps allongé, à ses pattes orangées et à ses antennes brun-roux dont les extrémités tiraient vers le bleu foncé, elle put l'identifier comme un Necrobia Rufipes. La présence de cet insecte nécrophage aux côtés d'autres Histeridae permettrait de dater avec de plus amples précisions le décès. À coup sûr, la faune délivrerait de nombreux secrets et Elise s'engageait à tous les découvrir.

À ce corps... elle lui rendrait son humanité.

La voix de l'inconnu s'éleva dans la pièce. D'emblée Elise ramena son regard dans celui du défunt.

— Il cherchait... commença-t-il. Quelque chose... que nous avions... mais qui ne nous appartenait pas.

Chaque mot était difficile, ponctué de gémissements de douleurs et de tressauts. Cette douleur... Elise voulait la lui ôter. Aussi envoya-t-elle davantage d'énergie spirituelle comme si cela pouvait régler le problème. Son flux s'engouffra dans les lambeaux de peau et s'enchevêtra à l'âme du défunt. Lorsqu'il revint tel un boomerang, Elise fut frappée de plein fouet et manqua de s'écrouler à genoux. Elle ne dut son salut qu'à la brume qui la soutenait fermement.