Balade nocturne
C'était un de ces soirs d'été, où l'on est toujours habité par un mauvais présentiment. Lucas était parti faire un tour dans la forêt, histoire de se changer les idées, de vagabonder à l'air libre. A cause de ses insomnies régulières, il ne voulait même plus essayer de dormir : de toute façon, il n'y parviendrai pas, alors à quoi bon ?! En fait, Lucas se faisait cette promenade nocturne depuis déjà plusieurs jours, maintenant. Mais, cette nuit-là quelque chose était différent.
Pas le différent qui ressemble, quand même, à l'habitude. Non, un différent réellement différent. Un différent qui tient en éveil l'angoise, la panique, un différent qui grouille à l'intérieur, un différent qui se noie dans l'adrénaline.
Lucas marchait le dos légèrement vouté, ses pieds nus s'enfoçant dans la terre encore humide de la dernière pluie. La boue se frayait un chemin entre ses orteils et éclaboussait ses mollets, dans ce qui s'apparentait à de la désinvolture. Mais, il aimait cette sensation, presque douce, sur sa peau rugueuse et blafarde.
Il avait froid, étrangement. Etrangement, parce qu'il n'était du genre frileux. Etrangement, parce que même si les soirées étaient plus fraîches, la chaleur moite et étouffante de l'été entourait son corps dissimulé sous un t-shirt blanc et un short de bain bleu. Seulement, cette nuit-là, Lucas avait un mal fou à la sentir.
Il avait, en fait, un mal fou à bien des choses. Il scrutait les étoiles, comme il avait l'habitude de le faire, à la recherche d'astres bienveillants et rassurants mais ne les trouva pas. Les nuages lourds d'humidité jouaient les trouble-fête. Il tendit l'oreille pour écouter les murmures du ciel. La forêt, pourtant, était d'un silence écrassant. Les battements de son propre coeur se firent si discrets qu'il ne les perçut pas, malgré l'épuissement.
Lucas avait mal partout. Son corps n'avait de cesse de lui rappeler toutes ses heures de sommeil qui lui manquaient. Ses jambes étaient lourdes, ses bras engourdis, sa tête à deux doigts d'exploser sour les coups de marteau que sa cervelle lui infligeait.
L'obscurité se fit plus violente, faisant taire ses pensées qui s'embrumaient à peine élaborées. Il avait beau être au bord de l'évanouissement, son esprit le tarodait encore de pourquoi, de comment ou toutes autres questions qui ne trouveraient de réponse que dans le néant de ses nuits qu'il passait ici, plutôt qu'au fond de son lit.
Il n'avait jamais aimé dormir, cela dit. Il avait toujours trop aimé la nuit, ses secrets qui vous pousse à murmurer. A parler trop fort, elle risquerait de se briser. Mais Lucas n'avait personne à qui parler. C'était sûrement là, la raison de toutes ses interrogations. S'il avait eu quelqu'un avec qui les partager, elles auraient certainement arrêté de tourner dans une ronde infinie.
Il s'enfonça dans un petit sentier, à l'écart du chemin. En quel honneur, il ne le savait pas. C'était une de ces nombreuses décisions qu'on prend par instinct, que nous souffle notre intuition. Elle était pour le moins douteuse, son intuition. Aventureuse. Il n'y voyait presque plus rien, discernant à peine la silouhette d'un tronc, ses racines saillantes.
Il glissa sur un tapis de feuilles mortes et se rattrapa, inextremis, à un buisson. Il s'entaya le poignet, enfin il crut. La douleur n'existait déjà plus quand il se redressa. Le sang, pourtant, glissait le long de sa main. Il l'entendit presque s'accrocher aux branches fines avant de s'écraser au sol. Les arbres en frétillaient de bonheur.
- Continue, lui souffla encore cette petite voix dans sa tête.
Il n'aurait pas dû l'écouter. En toute conscience, il aurait été préférable de rentrer tant que la lune partageait encore un peu de sa lumière diaphane. Il fallait nétoyer cette plaie avant qu'elle ne s'infecte. Et puis, marchait nus pieds commençait à le gêner. Il était sorti si promptement qu'il en avait oublié ses chaussures. Il ne s'en était rendu compte, hélas, qu'une fois à l'orée de la forêt. Alors, cette même petite voix l'avait charmé, intimé de ne pas faire demi-tour.
Il avait toujours été faible devant cette petite voix. Il savait pourtant qu'il ne devait pas l'écouter, mais son corps se pliait à cette volonté étrange qu'elle avait de le faire souffrir, et il avait continué.
Comme il continuait, à cet instant, de s'enfoncer toujours un plus dans la canopée. Le sentier s'était transformé en tapis sauvage de ronces, cailloux, champignons et autres mousses répugnantes depuis un petit moment déjà. Il n'y voyait plus rien du tout et il avait froid. De plus en plus froid.
Pas ce froid qui nous mord de l'extérieur, celui porté par un vent perdu. Non. Un froid qui vous grignotte de l'intérieur, qui coule dans vos veines et qui s'insinue jusque dans la moelle. Un froid porteur de silence ou du chant des corbeaux. Un froid de l'âme.
Il se prit dans quelque chose de dur et de plus froid que lui, tombant sur les genoux. Il posa ses mains devant lui pour pouvoir se redresser. Mais il s'arrêta sur la sensation sous ses paumes.
Un corps. Celui qui se révéla sous ses yeux horrifiés quand la lune trouva très sympathique de l'éclairer d'un de ces rayons. Un corps aux membres tordus dans un drôle d'angle, un corps déjà dur et gelé.
Lucas retira ses mains comme s'il avait reçu une décharge électrique et la plaqua contre sa bouche. Il ne fallait pas crier, pour ne pas briser les serets de la nuit, pour ne pas réveiller les monstres qui s'y cachaient.
C'était forcément des monstres qui avaient laissé ce corps recouvert de sang séché. Ce corps bouffi et violacé, dont seuls la touffe noir de cheveux et les bouts de tissus blanc et bleu rappelaient qu'il avait été vivant.
Lucas aurait vomi s'il avait eut quelque chose à régurgiter. L'odeur devait être nausabonde mais Lucas ne sentit rien.
Il ne ressentit rien. Alors, doucement, il laissa sa main tomber le long de son flan, pour qu'elle puisse de nouveau rencontrer le sol. Il s'y appuya, avec une précaution particulière, pour se pancher en avant et étudier ce qui restait de cet humain-là. Son visage était maiconaissable, mais quand son regard glissa sur sa gourmette, où un mot était gravé, il comprit pour quoi il avait si froid. Il comprit pourquoi il ne dormait plus depuis plusieurs jours déjà.
Il comprit, parce que depuis tout ce temps, il était là.
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