Chapitre 13 - 3 [F]

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— Je… je suis désolée ! Je…

Le Mage la fixait pendant que son arme suspendue dans les airs se reposa sur la table. D’un mouvement de magie, il la repoussa vers Elma.

— Je t’ai prêté mon arme. Tu peux en disposer si tu en éprouves le besoin.

— Qu… quoi ?

— Garde la dague avec toi si ça te rassure, et si je fais le moindre geste qui te paraît suspect, tu pourras m’attaquer. Tu ne me la rendras que lorsque tu te sentiras en sécurité. Ça ne me dérange guère que cela dure des années s’il le faut.

— Je suis incapable de vous atteindre ! Et je ne suis pas une tueuse !

— Justement. Laisse cette agressivité s’extérioriser au besoin. Laisser s’exprimer le mal qui s’est insinué en nous peut être effrayant, mais cela peut être salvateur. Du moins, dans un cadre qui ne causera de tort à personne. Maintenant, continue.

Elma mit de longues secondes avant de réagir, désarçonnée de ne pas subir sa colère. Ses yeux restèrent rivés sur ses genoux.

— Ils m’ont violée tous les jours… ils disaient tous que je devais leur être reconnaissante de l’attention qu’ils me portaient. Cet enfer a duré un mois. Et maintenant me voilà.

Un autre silence suivit son discours. Elma tenta de refouler ses larmes sans y parvenir.

— J’ai encore peur de vous, c’est vrai. Mais vous ne m’avez pas approchée. Je… j’ai pu découvrir ce que ça faisait d’agir sans redouter de me faire malmener. Et aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai le droit de choisir. Alors je me dis… je me dis qu’à vous, je peux vous faire confiance. Ma crainte finira par partir, car elle est irraisonnée ici.

— Es-tu sûre de toi ? Je risque de te demander des choses désagréables.

— Tant que cela ne s’apparente pas à mon vécu, je m’en contenterai.

Le Mage se fit silencieux. Les secondes se rallongèrent et la jeune fille commença à se sentir mal à l’aise, si gênée qu’elle abaissa le regard sur la table en se demandant si elle ne s’était pas quelque peu emportée.

— Regarde-moi dans les yeux.

Elma frissonna à cette injonction. La voix de son interlocuteur était posée mais ferme, d’un ton qui ne semblait tolérer aucune contradiction. Elma se rendit compte à quel point ce geste lui était difficile : chaque fois qu’elle avait osé regarder quelqu’un ainsi, cela lui avait valu des coups ou des menaces.

L’adolescente prit son courage à deux mains. Elle releva la tête en essayant de ne pas se mordre la lèvre. Elle ne serait plus cette jeune fille apeurée ou apathique. Elle le fixa, en dépit de l’effort que cela lui coûtait.

Maintenir son regard lui fut éprouvant. Cette fois, il la fixait avec une intensité troublante. Un regard infiniment sérieux. Il se pencha légèrement vers elle.

— Plus jamais tu ne vivras cela. Je m’y engagerai personnellement.

Une grande bouffée d’air s’insinua dans le cœur d’Elma. « Plus jamais ». Le poids sur ses épaules s’allégea soudain, si brusquement que les coins de ses yeux lui piquèrent à nouveau. Prise de panique à l’idée de se montrer encore vulnérable, elle se déroba aussitôt de son attention et se mordit l’intérieur des joues. « Plus jamais ». Plus jamais on ne la toucherait. Enfin, elle serait libre de décider quelle femme elle souhaitait devenir. Prendre le temps de guérir de ses blessures.

Son hôte se replaça dans son fauteuil de bois nu et Elma souffla discrètement de soulagement : il gardait ses distances. L’adolescente avait encore du mal avec le moindre rapprochement. Elma se rendit compte que cet homme avait veillé à ne pas avoir le moindre contact physique avec elle. La jeune fille lui en était reconnaissante.

Un peu ragaillardie par cette réponse libératrice, elle lui annonça :

— J’assumerai entièrement les conséquences de ma décision.

Le Mage l’analysa pendant de longues secondes.

— As-tu un nom ?

Elma le dévisagea, désarçonnée.

— Comme tout le monde…

— Tout le monde ne possède pas ce privilège, non, corrigea le Mage d’un ton sec.

— Vous n’en avez pas, c’est ça ? comprit-elle.

— C’est moi qui pose les questions.

La jeune fille sut qu’elle n’en tirerait rien de plus.

— Elma. Je m’appelle Elma.

— Bien.

D’un geste, il fit apparaître une plume et une feuille sur laquelle était inscrit tous les termes du marché. Au moment de s’en saisir, une hésitation fugace la traversa. Elma sursauta quand une main se plaqua vivement sur la feuille pour la retirer comme si elle allait brûler.

— Que… ?

— Tu ne sais pas lire. Or, je tiens à ce que tout soit très clair entre nous. Tu pourrais m’accuser de t’avoir piégée.

— J’ai confiance.

— Pas moi ! rétorqua sèchement Serymar.

— Alors lisez-le moi.

— Non.

— Mais comment…

Elma s’affola. Subir l’épreuve de son passé ne suffisait toujours pas ? En quoi être analphabète posait un problème ? Elle n’avait appris qu’à lire les chiffres et à compter pour gérer les comptes de la maison. L’angoisse lui noua les entrailles.

Devant son désarroi, le Mage se fit plus posé.

— Apprends à lire d’abord, et seulement après, tu signeras.

— Mais… comment ? Et avec quoi ? Il n’y a rien, ici…

Serymar soupira en se frappant le front d’une main, exaspéré. Son corps s’affaissa sur sa chaise. Sa main glissa jusqu’à son menton puis il fixa Elma qui baissa encore les yeux, mal à l’aise.

— L’accès à l’éducation est-elle encore si limitée au-delà de ces montagnes ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que ça change ?

— …tout. Imaginons que je t’ai menti et ai écrit que tu acceptais que je te tue sur-le-champ juste après avoir signé ?

— Vous venez pourtant de me faire une promesse solennelle… rappela Elma en tremblant.

Serymar planta ses yeux dans les siens.

— Je n’ai qu’une parole. Malgré ça, tu ne devrais jamais te fier aux seules paroles que l’on te donne. Ne pas savoir lire, c’est une faiblesse que les pires engeances aiment exploiter pour te manipuler à leur guise. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

— Qu’est-ce qui me prouve alors que l’écrit garantit un engagement ? observa l’adolescente.

Serymar se calma et afficha une petite expression satisfaite :

— C’est ce genre de réflexion que j’apprécie. Tu es capable de réfléchir, ça t’aidera. Ce contrat est en réalité un pacte enchanté. C’est une magie interdite, mais qui est garante des engagements de chacun : si l’un de nous les trahit, un sort nous blesse à la hauteur de la trahison. Cela peut donc aller d’une blessure invalidante à la mort. Il est presque impossible de s’en défaire une fois le contrat signé.

Elma comprit mieux sa première hésitation et ses demandes d’explication. Elle n’osa toutefois pas répondre.

— Je t’apprendrai, se résolut Serymar en se redressant. Mais attention : je déteste perdre mon temps.

— Je ne vous décevrai pas, lui répondit Elma avec détermination.

— Tu as de la chance. Finalement, tu disposes de plusieurs jours encore avant de te décider. Cela me prouvera si ta décision était vraiment réfléchie. Je ne supporte pas les imbéciles, aussi vais-je te donner la clé du savoir. Tu devras ensuite te débrouiller seule pour t’instruire.

— Je comprends. Est-ce qu’il y a des sections qui me seront interdites ? lui demanda-t-elle, en se souvenant de sa réaction avec le calendrier.

Serymar la toisa du regard mais ne répondit pas immédiatement. En réalité, il se sentait un peu déstabilisé par cette question pleine d’égard.

— Je n’ai rien à cacher sur ce plan-là. Je ne vois pas l’intérêt de poser des limites à ce sujet.

Il se leva mais Elma n’osa toujours pas bouger. Ce fut au moment où le Mage fut sur le point de sortir de la pièce qu’il lui demanda :

— Une dernière chose…

Elma se fit attentive.

— Si tu as retrouvé un tant soit peu de dignité… accorde-moi une faveur, prends un bain. Je me sens sale à peine suis-je à deux mètres de toi.

L’adolescente rougit vivement et baissa aussitôt le regard, sentant l’humiliation la saisir à nouveau. Différente des précédentes, toutefois. Il était vrai qu’elle n’avait pas osé explorer énormément le domaine, de peur qu’il ne lui arrive quelque chose. Elle ne connaissait donc pas la disposition de la majorité des salles. Elle jeta un œil critique sur elle-même et sentit la gêne la gagner lorsqu’elle imagina tout ce qu’il avait dû faire pendant son inconscience. Ses cheveux cuivrés étaient abîmés, emmêlés et sales. Elle prit conscience qu’elle avait perdu le luxe de porter des chaussures. Seuls les récents bandages à ses pieds les habillaient encore. Ses vêtements avaient perdu toute teinte. Déchirés en grande partie au point d’en avoir perdu plusieurs morceaux, sa robe avait fini par se transformer en haillons, qui découvraient un peu trop ses jambes et menaçait de révéler sa petite poitrine. Les joues en feu, Elma ne put empêcher le réflexe inutile de croiser ses bras contre elle dans une tentative désespérée de cacher ses seins partiellement habillés.

— Je veux aussi que tu brûles ces guenilles immondes. Elles empestent, reprit Serymar avec un air visiblement dégoûté. J’ai la nausée rien que de savoir précisément de quoi il s’agit.

Elma voulut se tourner, ouvrir la bouche pour riposter quelque chose, mais le Mage sembla parfaitement capter sa question. Il désigna d’un geste impatient le domaine de la main :

— Il doit bien avoir quelque chose qui pourrait te convenir dans ces ruines. Je n’ai jamais pris le temps de faire l’inventaire. Si tu as du temps à perdre… ne t’en prive pas.

Elma se sentit de plus en plus mal à l’aise. Très, très mal à l’aise. Elle ne s’en était plus rendue compte. Elle jeta un œil sur elle-même et eut soudain envie de vomir : la sueur, mêlée au sang, à l’urine et aux résidus sexuels depuis plusieurs semaines formaient un mélange sordide. De quoi gêner n’importe qui.

— Je ne veux pas de ça ici, conclut le Mage avec un geste impatient de la main. Si tu veux gagner mon respect, retrouve déjà le tien.




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