Chapitre 17 - 2
À peine s’était-il suffisamment éloigné qu’Elma entendit les soupirs de soulagement de ses collègues alors qu’elle lavait le bol.
— Bon débarras, fit Reynald en se levant. Tu viens, Radôn ? Nous avons encore des choses à faire avant de finir cette journée.
Radôn acquiesça et quitta la pièce avec Reynald. Elma les ignora. Elle n’avait plus la force de leur expliquer que Karel n’était en rien fautif de cette situation. Elle avisa Enorën qui achevait d’écrire une ligne dans un carnet.
— Où en sommes-nous sur nos réserves ? lui demanda Elma.
Enorën prit quelques secondes pour vérifier ses notes.
— Il serait bien de refaire quelques tubercules avant que nous soyons en pénurie. Je vais mettre Orën et Erik là-dessus. Je pense aussi envoyer Lorn vérifier le niveau de la nappe phréatique. À partir de là, je pourrais prévoir les difficultés auxquelles nous pourrions être confrontés et organiser ça avec le Maître.
— Je te remercie. Qu’est-ce qui nous reste en termes d’objets de valeur à troquer si jamais nous avons un coup dur ? L’hiver arrive bientôt, je voudrais que tout soit prêt pour que nous puissions le passer.
— Il reste peut-être encore quelques bijoux et objets de valeurs qui auraient survécu au cataclysme. J’irai vérifier.
— Evite les objets qui sortent de l’ordinaire ou qui sembleraient avoir trop de valeur, lui rappela Elma. Cela pourrait attirer l’attention.
— Ne t’en fais pas pour ça. Je me mettrai d’accord avec le Maître, de toute façon.
Un ricanement les interrompit. Tous les deux se tournèrent vers Elkor.
— Le Maître ? ricana-t-il. Il n’y connaît rien ! Il est ce mystérieux inventeur des sorts jetables que personne ne connaît, qui ont changé la vie de beaucoup de monde, et il n’a même pas été fichu d’en garder les intérêts ! Il aurait pu surpasser toutes les personnes les plus hauts placées sur Weylor, mais on vit dans une ruine ! Et quand on lui demande pourquoi il n’a pas saisi cette occasion en or, il répond qu’il voulait juste quelques premières graines et des livres afin de s’installer ici… non, mais quelle bêtise ! On aurait pu avoir une vie luxueuse, au-dessus de tous ceux qui nous ont ridiculisés, au lieu de vivre dans ce trou où il n’y a plus un seul animal à chasser !
Elma et Enorën échangèrent un regard. Le vieil homme se dirigea vers la porte.
— Je débattrai de ce sujet avec toi plus tard, du moins si tu es prêt à écouter. J’ai mieux à faire, mon ami. Un conseil, toutefois : si le Maître est si peu connaisseur de la valeur des choses, alors pourquoi n’a-t-il jamais critiqué ton travail ?
Sur ces mots, Enorën quitta les lieux. Un silence s’abattit sur la pièce, uniquement troublé par le son des couverts.
Alors qu’Elma lavait ses ustensiles, elle sentit une présence se rapprocher d’elle. Son corps se tendit. Elle détestait quand quelqu’un s’approchait d’elle de la sorte. Elle se tint droite et se composa, un peu à la manière de Serymar, une façade de froideur. Mieux valait être craint que menacé.
— Comment fais-tu, Elma ? la questionna Elkor.
Elma préféra ne pas répondre, lasse de cette conversation, en espérant qu’Elkor comprenne le message.
— Cette situation est vraiment insupportable, se plaignit-il. Toujours devoir faire attention, au risque de mourir. Ça se voit que ce n’est pas lui sur qui pèse ce maudit sort !
La jeune femme demeura silencieuse, posa le bol en bois sur le côté et entreprit de laver le pilon dont elle s’était servie plus tôt. Elkor commença à perdre patience.
— Je me suis encore fait étrangler par magie hier parce que le gamin était dans les alentours ! Le domaine est pourtant assez grand pour nous tous et malgré ça, ce fichu gosse est toujours dans les parages ! J’ai dû le chasser hier pour pouvoir respirer un peu… le Maître n’a vraiment aucune autorité sur ce gamin ! Une bonne rouste de temps en temps n’a jamais fait de mal ! Il tue des gens, il peut bien remettre ce gosse à la place qui lui revient…
Elma posa son pilon avec brusquerie et jura contre elle-même de se montrer aussi transparente. Elle avait encore du chemin avant d’égaler Serymar.
— Il s’appelle Karel, lui répondit-elle avec froideur. Ça fait huit ans qu’il est là. Il serait peut-être temps que tu l’appelles par son prénom, tu ne crois pas ?
— Ça serait lui donner plus de respect qu’il ne le mérite. Pourquoi je respecterai un gosse à qui on ne demande aucune participation ? On me demande de passer après un gamin pas fichu de parler comme tout le monde et qui ne connaît même pas son nom ? Laisse-moi rire !
Elma dût puiser dans ses ressources afin de ne pas gifler son interlocuteur.
— Tu ferais mieux de changer d’attitude, lui intima-t-elle. Et de profiter de la chance dont tu disposes. N’oublie pas que le Maître t’a surpris à décider de laisser mourir Karel avec Grim. Le Maître est rancunier.
— Notre pacte n’incluait pas de protéger ce gamin.
— Il n’était pas né ! s’offusqua Elma. Tu le fais exprès ? Nous sommes tenus d’obéir au Maître. La vie évolue, Elkor. Nos conditions aussi. Il est donc évident que nous devons prendre soin de Karel, et c’est normal. Je suis même satisfaite que le Maître le laisse plus ou moins libre de ses mouvements et de profiter de son enfance. Et ce n’est pas comme s’il ne faisait rien. Karel est toujours disposé à aider. Si aucun d’entre vous ne l’avez remarqué, c’est parce que vous n’avez fait que le repousser en lui faisant comprendre qu’il était de trop !
Sur ces mots, Elma s’éloigna de son plan de travail. À son grand dam, Elkor s’approcha encore d’elle et ignora sa réponse.
— Je ne comprends vraiment pas le Maître. Depuis quand on fait passer les gosses en premier ? Surtout aussi faiblards ! Jusqu’où faut-il qu’on se rabaisse pour un gamin qui aurait dû crever dès ses premiers hivers ? C’est à lui de faire attention quand je passe et de baisser les yeux. Puis il n’a qu’à parler comme tout le monde !
Elma soupira en voyant que ce débat ne menait nulle part. Pourtant, elle mourrait d’envie de lui dire sa pensée véritable.
— Le Maître semble penser l’inverse et là-dessus, je le rejoins, lui répondit-elle sèchement. Si tu penses que je vais aller plaider ta cause, tu te trompes lourdement.
Elle le dépassa pour quitter la pièce et frissonna lorsqu’Elkor lui barra le passage. Le mépris déformait ses traits. Elle ne supportait plus ce regard. Elma lutta contre son réflexe de reculer d’un pas. Il s’agissait, selon Serymar, d’une démonstration de faiblesse.
— Voilà qui confirme ce que je pense. Je ne savais pas qu’une fille sans intérêt comme toi avait la capacité de séduire. Tu t’es abaissée à ça pour obtenir ses faveurs ?
La gifle résonna dans la cuisine, suivi d’un silence tendu. Elma était autant choquée par les propos que par son propre geste. De sa vie, jamais elle n’avait levé la main sur qui que ce soit. Une attaque de panique commença à l’envahir et elle fit de son mieux pour la réprimer. Le regard glacial d’Elkor lui pesait et la renvoyait à quelques années plus tôt. Ne pas trembler. Ne pas montrer qu’elle avait peur. La jeune femme se concentra sur sa colère pour se maîtriser.
— Tu es grossier. Si le Maître nous laisse libre de penser comme nous l’entendons, ce n’est pas mon cas : ne t’avise plus jamais de l’insulter devant moi !
Ses pieds quittèrent brutalement le sol et son col se resserra autour de sa gorge. Elle manqua de défaillir lorsqu’elle croisa les yeux bleus furieux d’Elkor.
— Comment il a pu donner autant d’importance à une gamine de ta trempe ? Toi aussi, tu as été trop gâtée et mal éduquée ! Tu te crois bonne, alors que tu as tué ton propre gosse ?
Un courant glacial emplit Elma. Elle ne voyait plus clair, alors que les souvenirs de ses souffrances lui revinrent de plein fouet. Comment Elkor avait-il réussi à être au courant ? Un lien se brisa en elle. Son cœur se ferma. La compassion la déserta. Elle n’était plus que froideur et se surprit à désirer voir Elkor trembler comme elle-même l’avait tant fait aux pieds des hommes.
— Lâche-moi. Ou il t’en coûtera.
Elkor ricana et resserra sa prise.
— Sinon quoi ? Qu’est-ce que tu pourrais bien me faire ?
— En effet, tu n’as rien à craindre de moi. Du Maître, oui.
Surpris, Elkor la rejeta plus loin et se retourna vivement pour faire face au Mage avant de se rendre compte qu’ils étaient toujours seuls. Elma trébucha contre la table mais se rattrapa. Son collègue lui fit face avec un regard chargé de rancœur. Elma lutta pour ne pas trembler. Elle se rendit compte qu’elle éprouvait un plaisir malsain à être parvenue à déstabiliser Elkor, ne serait-ce qu’un instant. Elle se redressa et serra les poings.
— Je te laisse, j’ai plus urgent à faire. Karel est malade, je dois aller prévenir le Maître. Alors maintenant, je t’ordonne de me laisser passer !
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