Chapitre 35 - 1
Elma sortit du château, un seau de bois rempli d’eau sale après quelques heures de ménage. Malgré l’austérité des lieux, elle avait fini par s’y sentir bien. Le ciel bleu était agréable à voir.
La jeune femme s’éloigna sur plusieurs mètres et vida le contenu de son récipient puis elle rebroussa chemin.
Délestée de sa charge, son pas fut plus léger, bien qu’elle traînait pour profiter de l’air du dehors. De loin, elle aperçut l’unique arbre fleuri que Karel avait ressuscité quelques années plus tôt. Elle sourit. Ce tableau était magnifique. Cet arbre aux couleurs vives dans ce cadre gris et sombre avait quelque chose de particulièrement magique à ses yeux. Elle avait beau la connaître par cœur à force de passer devant, elle ressentait toujours le même émerveillement. Elle sourit à l’idée d’imaginer Karel devenir un grand Sorcier. Peut-être deviendrait-il un Mage un jour, aussi ? Ses progrès avaient été fulgurants ces dernières années.
Elma reprit la route lorsque de la cendre se mit à voler autour d’elle, malmenée par une brise légère. Elle aurait pu l’ignorer si elle n’avait pas vécu avec Serymar. Elma savait faire la différence entre une brise naturelle et celle provoquée par l’utilisation de la magie.
Serymar s’était absenté depuis plusieurs heures dans la Tombe de Cristal et Elma ne voyait pas pour quelle raison il la solliciterait. Il serait apparu directement à ses côtés. Quant à Karel, il ne se permettrait jamais de lui faire cette plaisanterie. Personne d’autre à part eux n’était doté de pouvoirs magiques en ces lieux. Il y avait donc une ou plusieurs présences inconnues dans le coin. Cette situation n’était pas normale.
Elma pressa le pas. Elle poussa un cri de terreur lorsqu’une personne apparut devant elle et recula.
Un courant glacé la paralysa lorsqu’elle observa l’apparence de l’homme. Sa couleur de peau était bleue comme les flammes, décorée par de nombreux tatouages tribaux. Deux petites cornes ornaient son crâne couvert de courts cheveux rouges comme de la brique brûlée, d’où dépassaient deux courtes oreilles pointues. Ses yeux n’avaient rien d’humain : jaunes, fendus d’iris verticales comme les fauves. Elma eut l’impression de se liquéfier à la vue des poignards sinistres pendus à la ceinture en cuir du démon. Tout indiquait qu’il était issu du Clan du Feu, une des communautés les plus dangereuses de Weylor. Le démon lui bloquait le chemin.
Sans lui laisser le temps de parler, Elma lui tourna le dos, tremblante. Rester calme. Serymar ne cessait jamais de dire qu’il ne fallait jamais montrer sa peur.
« Maître… je vous en prie, venez à moi. Ne me laissez pas seule. »
Elma eut l’idée de se diriger vers la Tombe de Cristal, même si elle n’était pas censée savoir où elle se trouvait. Elle préférait encore donner une explication au Mage que de rester dans une situation dangereuse.
À peine esquissa-t-elle un pas qu’elle se retrouva nez à nez avec un autre démon à la carrure très imposante : il devait bien dépasser les deux mètres. Ses épaules étaient larges comme quatre personnes réunies et ne semblait être constitué que de muscles. Sa peau était rouge brique, parsemée par des tatouages semblables à ceux de son acolyte.
Elma trembla de plus belle.
« Ne pas paniquer. Ne pas montrer ma peur. », se répéta-t-elle comme un mantra. « Rejoindre le Maître. »
— Eh bien, j’imaginais que le Maître des lieux avait des serviteurs plus polis que ça, commença le premier démon.
Le choc manqua de la faire vaciller.
« Le Maître ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Pourquoi des personnes issues du Clan du Feu se trouvaient-elles ici ?
— En plus, il n’est même pas là pour nous accueillir ! soupira l’étranger. Quelle impolitesse, vraiment… je le pensais plus distingué que ça.
Elma demeura silencieuse et compta jusqu’à trois dans sa tête. Soudain, elle lâcha son fardeau et fuit sur le côté aussi vite que ses jambes purent la porter. Elle hurla d’effroi lorsqu’elle heurta une troisième personne. Elma recula aussitôt de quelques pas. Elle était cernée.
Face à elle, une femme grande et élancée d’une beauté saisissante. Elma le pressentit, il devait s’agir de la plus dangereuse. Une femme démone à la peau matte, ornée de tatouages aussi rouge qu’une flamme. D’un grâcieux mouvement de la main, elle dégagea sa longue chevelure de feu derrière son dos et fixa Elma de son regard jaune de fauve. De longues cornes sombres et gracieuses ornaient ses tempes.
— Je l’avoue, fit-elle d’une voix sensuelle, un mauvais sourire aux lèvres. Nous faire attendre comme ça, je le pensais plus ponctuel. Enfin… typique des hommes dans son genre, je dirai. Après tout, il semble s’être entouré d’insignifiants humains.
Son regard fixa Elma avec une insistance malsaine. La jeune femme ne répondit rien, refusant de rentrer dans ce jeu.
Un large sourire moqueur étira ses lèvres bien dessinées.
— Certains racontent qu’il serait même né dans la boue. Comment avoir de l’éducation dans de telles circonstances. Peux-tu confirmer ça, petite servante ?
La vague de colère qui envahit Elma lui redonna un peu de contenance. Elle envoya un regard lourd de reproches à cette inconnue dépourvue de politesse.
— Qui êtes-vous donc, pour vous permettre d’insulter le Maître gratuitement ? gronda-t-elle, glaciale. Pour prononcer de telles paroles, il faut ne jamais avoir connu la véritable misère ! Êtes-vous aussi belle qu’odieuse, pour vous permettre un tel comportement ?
La démone éclata d’un rire sonore. Elle plongea ses yeux de fauve dans ceux d’Elma.
— Tu as une langue bien acérée, pour quelqu’un de ta condition. Cela me donne envie d’en éprouver sa résistance. Alors dis-moi, petite servante…
Elma manqua de crier lorsque la démone fondit sur elle, tel un prédateur acculant sa proie. La jeune femme gémit lorsque la femme lui saisit le visage, et lui enfonça les griffes dans ses joues.
— Combien de temps cette langue délicieuse tiendrait-elle si je te jetais en pâture à mes hommes ? Tu n’es pas très délicate, mais tu as des yeux magnifiques. Cela compensera.
Cette fois, Elma sentit la panique lui glacer le sang. Le monde se figea autour d’elle, elle n’entendit plus que son cœur cogner dans sa poitrine à lui en faire mal. La dernière fois que quelqu’un l’avait analysée sur son apparence, elle avait très mal fini.
— Dis, Phényxia, demanda le premier démon en se léchant les lèvres. On a fait un long voyage. Nous sommes épuisés. Nous méritons bien une petite distraction, non ? Tu nous autorises ?
La dénommée Phényxia étira ses fines lèvres rouges d’un sourire cruel et sadique.
— Bien entendu, mes chers. Je me demande ce que notre hôte lui a trouvé d’intéressant… enfin, il reste un homme. Vous savez apprécier les plaisirs simples.
— Non… souffla Elma, terrorisée.
Elle crut mourir d’angoisse quand Phényxia posa ses mains sur elle pour la pousser brutalement vers l’arrière. Deux énormes bras la saisirent sous les épaules, lui bloquant toute retraite. Elma se débattit aussi sauvagement qu’elle le put.
— Lâchez-moi ! implora-t-elle.
Le démon à la peau bleue se rapprocha, tira l’un de ses couteaux et le lui plaqua sous la gorge.
— Allons, petite servante, fais donc ton boulot. Sers-nous de distraction, pendant que nos chefs discutent entre eux !
Elma replongea dans son passé. Battue, insultée, anéantie dans la violence. Le souvenir terrifiant des mains portés à la ceinture pour libérer leur immonde contenu, de ces bouches qui se rapprochaient, et surtout, de cette lueur abominable dans le regard.
— Non ! cria-t-elle.
Un frisson glacial lui parcourut la colonne vertébrale et lui paralysa momentanément le cerveau. L’affolement la saisit. Les larmes aux yeux, Elma se débattit de plus belle comme un animal sauvage, protestant et hurlant aussi fort qu’elle le put. Elle préférait mourir du pacte du silence si jamais Karel était dans le coin plutôt que de revivre ce cauchemar. Elle sentit la lame entailler sa peau pour descendre jusqu’entre ses seins. Le contact la figea. Le démon approcha dangereusement sa langue de sa plaie. Ses membres tremblèrent de plus belle et elle pleura.
« Par pitié, tout, n’importe quelle autre torture, mais pas ça ! »
Un éclair blanc explosa soudain entre elle et les démons, les aveuglant tous momentanément. Une violente déflagration s’ensuivit alors qu’Elma hurlait. Une force la tira par la ceinture dans une tourmente de cris assourdissants et de sons de chairs déchirées. Elma heurta le sol tête la première. Le goût de terre et de cendre imprégna sa langue.
Hébétée, elle dut attendre bien quelques secondes avant de retrouver ses esprits. Son corps entier tremblait si fort qu’elle ne parvenait plus à se maîtriser. Elma décolla sa tête du sol et se passa un bras fébrile sur le visage. Une tâche vaine à cause de ses larmes qui inondaient ses joues sans s’arrêter.
Toujours flageolante, elle parvint à tourner la tête sur le côté en s’appuyant sur ses coudes. Elma plaqua une paume sur sa bouche et gémit face à l’horreur qu’elle voyait. Ses tremblements redoublèrent d’intensité. Le grand démon gisait sur le sol, éventré de la mâchoire jusqu’à son bas-ventre. Ses entrailles fumantes se répandaient et son sang noir formait une mare grandissante autour de son corps massif. Proche de lui, son acolyte aux couteaux n’avait rien à lui envier : ses orbites saignaient, il lui manquait un bras, celui qui tenait son arme plus tôt, tandis que l’autre était plaquée contre son entrejambe désormais manquant, couinant de douleur et de rage.
Une violente nausée la saisit. La bile lui monta et Elma se détourna du carnage pour vomir. Ne pouvant en supporter davantage, une fois cette crise passée, Elma jeta un regard du côté opposé du cadavre et du démon mutilé. Elle eut la surprise d’y voir une silhouette bien familière, si familière qu’elle lâcha un sanglot : Serymar était là et faisait face à Phényxia. Sans bouger, en position de combat, la lame dans sa main gauche dégoulinait de sang et formait une flaque à ses pieds. Son autre bras était couvert de sang noir, comme s’il l’avait plongé dans un corps. Ce qui était sans doute très proche de la vérité.
Plusieurs sentiments se mêlèrent en elle : terreur, angoisse et soulagement. Il avait tenu sa promesse, et Elma se serait jetée dans ses bras si la situation n’était pas aussi tendue. Elle trouvait en cet instant sa présence aussi angoissante que bénéfique et rassurante. Impressionnée de constater de quoi il pouvait être capable sans ciller. Elle l’avait toujours su doué, mais c’était la première fois qu’elle était témoin de ses réelles capacités combatives. Bénéfique car elle lui devait encore la vie. Enfin, rassurante, car soulagée de ne pas faire partie de ses ennemis.
Haletante, Elma risqua un œil vers lui. Il ne lui accorda pas un regard. Phényxia et lui se fixaient. Aucun ne se risqua à cligner une seule fois des paupières, tels deux prédateurs cherchant la moindre faille pour pouvoir se sauter à la gorge à la première occasion.
Nullement ébranlée par la perte de ses compagnons, Phényxia se contenta de soupirer d’un air ennuyé.
— Eh bien, enfin, vous vous décidez ! Je me demande ce qui vous retient tant dans ces lieux déserts. Aussi, nous nous sommes occupés comme nous avons pu avec cette demoiselle ma foi… plutôt charmante, ajouta-t-elle avec un sourire avide.
Elma frissonna davantage à ces mots, et plus encore lorsque sa mémoire lui imposa avec force l’image du regard de cette horrible femme sur elle.
— Oh, mais bien entendu, je comprends parfaitement, répondit Serymar sans se démonter une seule seconde. Seulement, voyez-vous, je serais disons… fortement ennuyé si vous abîmiez ce qui m’appartient. Un concept que vous comprenez fort bien, n’est-ce pas Phényxia ?
Elma était bien trop choquée pour prêter une attention particulière à ces paroles. Elle surprit un discret signe de la main du Mage à son intention. Elle comprit parfaitement son ordre silencieux : rentrer. La jeune femme ne se fit pas prier : elle se releva comme elle put, plaquant une main tremblante sur sa gorge blessée et partit dans le but de s’enfermer à double-tour dans sa chambre. Hors de question que Karel la voit ainsi.
— Maudit crevard, tu paieras ça ! cracha le démon mutilé.
— Je ne dois rien à un pervers dépravé dans ton genre, riposta le Mage sur un ton glacial. J’aurai fort apprécié de te tuer, mais je pense que te priver de tes yeux lubriques et de ton attirail est plus adapté à ton cas, pauvre vermine. Et je serais fort motivé à te ravir tes derniers doigts et ta langue si tu m’insultes encore chez moi.
Le démon ouvrit une bouche haineuse, mais un geste de Phényxia sur son épaule l’en dissuada.
— Et si nous passions aux choses sérieuses ? demanda-t-elle. Nous venons de loin, j’apprécierai ne pas perdre plus de temps.
— Si vous voulez bien vous donner la peine, l’invita froidement Serymar. En revanche, votre chien reste dehors, je ne supporte pas les animaux mal dressés.
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