Chapitre 45
Le lendemain fut le grand jour. Lya était surexcitée et Karel plus anxieux, bien qu’il gardât son calme en s’occupant des préparatifs du voyage. Sa sœur avait beau lui assurer que tout se passerait bien, Karel avait du mal à partager sa joie. Il fallait dire que ses souvenirs de la ville de Sheyral étaient encore très récents. Mais il n’avait pas le cœur à contrarier Lya. Karel fit donc l’effort d’afficher à défaut un léger sourire. Elle semblait avoir de l’énergie pour deux, de toute manière.
Le voyage dura comme la dernière fois : trois jours. Karel aurait bien dormi pour passer le temps et éviter de songer à ses angoisses si Lya, incapable de tenir en place, cessait de bouger dans tous les sens en imaginant d’avance son séjour à l’Académie. À tel point qu’il se demandait encore, avec une certaine admiration, d’où elle trouvait toute cette énergie débordante. Cela relevait du miracle à ses yeux. Lui qui appréciait le calme, cela rendait leur cohabitation parfois difficile, surtout quand elle le prenait à parti en lui secouant le bras. Et qu’elle ne lui sautait pas dessus.
Enfin. Il commençait à s’y faire. Karel louait la patience de ses parents qui lui répondaient de temps à autre et qui cherchaient à l’occuper quand ils trouvaient des idées. Karel avait beau l’adorer, il se surprit à songer à l’assommer pour bénéficier d’un peu de tranquillité. Il lutta contre sa tentation d’utiliser ses pouvoirs psychiques à cette fin.
Le voyage fut donc excessivement long pour lui dans ces conditions. Ce ne fut que vers la fin de la dernière journée de route qu’ils atteignirent les remparts de la ville. Elle n’avait pas changé.
La nervosité le gagna à l’approche de la grande porte, mais il n’y eut aucun problème. Il s’enfonça au fond du chariot en se frottant une oreille à cause d’un acouphène provoqué par le bruit ambiant. La cacophonie l’envahit au point que Karel eut du mal à s’entendre lui-même et à aligner deux pensées cohérentes. Décidément, la ville, il détestait ça. Il se renfrogna. Entre la fatigue du voyage, Lya qui était remontée sur ressort et cette cacophonie incohérente, Karel eut envie d’implorer le silence, hurler à tout le monde de se taire. Il se surprit à regretter son nouveau foyer. Il souhaitait s’y téléporter et s’isoler dans l’espace détente avec le seul livre que la famille possédait. Il l’avait lu certes plusieurs fois, mais cette activité lui manquait cruellement.
Lorsque leurs parents s’arrêtèrent devant une auberge, Karel descendit du chariot à la suite de Lya. Il suivit la petite famille à l’intérieur tandis qu’un palefrenier se chargeait de s’occuper de leur cheval.
Karel, qui avait osé espérer un lieu plus calme, afficha une mine fortement désappointée quand il se rendit compte que l’intérieur était aussi bruyant que l’extérieur. Peut-être même pire. Il y avait du monde, beaucoup trop de monde pour lui, il étouffait. Beaucoup de clients beuglaient comme pour couvrir le bruit ambiant, et les nombreux va-et-vient du personnel lui donnèrent le tournis.
Cela ne semblait pas déranger le moins du monde sa famille, Lya encore moins. Karel ne put s’empêcher de se demander comment ils faisaient tant il trouvait cet environnement insupportable.
La famille s’installa autour d’une table, sans Sorel qui alla au comptoir pour une raison mystérieuse pour Karel, pour qui tout était décidément bien nouveau. Au bout d’un moment, Sorel les rejoignit.
— C’est bon, les chambres sont réglées. Nous nous occuperons de tout demain. Il y a beaucoup de choses à faire. Aussi, je tiens à vous imposer quelques conditions, les enfants. Karel, si tu as du mal à comprendre, n’hésite pas à le faire savoir, d’accord ?
Karel opina, concentré sur le son de sa voix pour s’isoler du reste.
— Il va d’abord falloir passer à l’Académie pour vous inscrire. Il faut absolument passer par-là pour obtenir un artéfact de pouvoir. Ensuite, nous nous occuperons de l’hébergement.
— Phaïstos est vraiment généreux, poursuivit Eylen. Il n’est pas question d’exagérer. Je compte sur vous pour ne pas lui retarder son travail, et de faire tout ce qu’il vous demandera de faire. Vous l’aiderez dans ses tâches quotidiennes, exactement comme à la maison.
Karel parvint à saisir l’essentiel, à défaut de pouvoir tout comprendre à cause du bruit environnant. Il avait certes beaucoup avancé dans son apprentissage, mais il avait encore quelques lacunes. Karel ressentit un malaise naître dans son cœur, tel qu’il se mit à blêmir.
— Quel est le problème, Karel ? s’enquit Sorel.
Le jeune concerné n’osa pas aborder le sujet. En vérité, il aurait tout gardé pour lui si on ne lui avait pas posé la question. Karel baissa les yeux et expliqua qu’il n’appréciait pas l’idée de se retrouver chez quelqu’un qu’il ne connaissait pas.
Alors qu’il achevait son explication, la rancœur et l’angoisse l’envahirent. Pris dans une tempête émotionnelle, ses gestes devinrent saccadés, rendant la compréhension difficile.
— Calme-toi, lui demanda patiemment Sorel. Au lieu de t’emporter, tu peux nous expliquer ce qui ne va pas.
Karel se tourna vers Lya pour lui implorer de l’aide, mais elle s’excusa du regard. Il devina qu’elle non-plus, elle n’avait pas compris ses derniers gestes. C’était vrai… ce signe, il ne leur avait pas appris.
Karel sortit de son sac son ardoise, avant d’y écrire nerveusement un unique mot. Il poussa l’ardoise sous les yeux de tous avec humeur, le regard lourd de reproches. « Abandon encore ». L’expression de ses parents se liquéfia et Lya n’osa rien riposter pour une fois. Son expression s’était assombrie. Dans le fond, elle avait envie de s’énerver contre son frère, mais elle se rappelait de sa discussion quelques semaines plus tôt avec son père. Elle lui avait promis de mieux se comporter.
Eylen réagit la première. Elle se releva pour se positionner face à son fils.
— Karel. Ce n’est pas un abandon.
Le garçon alla riposter, mais d’un geste, sa mère le coupa dans son élan.
— Laisse-moi finir, s’il te plaît. Nous n’allons certainement pas vous abandonner. Se séparer pendant plusieurs jours ne signifie pas se faire abandonner. Fais-nous confiance, je t’en prie. Nous reviendrons vous chercher une fois par semaine. Nous te demandons seulement de patienter cinq jours. Seulement cinq. Le soir-même, tu nous verras. Je te l’assure. Donne-nous une chance, une seule, de te prouver que nous méritons ta confiance. S’il te plait.
Karel ne répondit rien, plutôt concentré à se calmer et à refouler ses angoisses. Ce sentiment d’abandon, il l’avait ressenti il y avait à peine quelques semaines de ça, et il ne souhaitait pas réitérer cette expérience. Cette ville était un véritable cauchemar à ses yeux.
Lya descendit de sa chaise et posa une main sur l’épaule de son frère.
— Eh, allez… Ça va bien se passer, rassure-toi ! Puis on sera ensemble. Tu verras, on va bien s’amuser !
Ce fut au tour de Sorel de se rapprocher.
— Karel… Nous ignorons ce que tu as vécu, et nous ne te forcerons pas à parler. Mais quoique l’on t’ait fait… Désormais, ça ne sera plus pareil. Je sais que c’est encore récent et très difficile pour toi, mais tu dois avancer. Et nous serons là pour t’aider.
Karel ne répondit pas. Il se dégagea avec douceur et se renfrogna sur lui-même.
Plus tard dans la soirée, Karel fut soulagé de constater que la chambre était particulièrement calme par rapport à tout le reste. Il inspira. Le silence lui fit le plus grand bien. L’idée de passer plusieurs jours ici l’angoissait. Cela signifiait d’autres personnes, affronter des regards qui le jugeraient et des remarques désagréables. Il était fatigué de se faire sans cesse accuser de faire exprès de ne pas parler. À Var, il subissait ces accusations chaque jour, mais au moins, il avait un refuge pour s’isoler et des proches compréhensifs. Ici… ce n’était pas le cas.
Épuisé par la route et ce cumul d’émotions, Karel décida de remettre tout ça au lendemain. Il retira ses chaussures et son haut avant de s’enfoncer dans le lit le plus proche. Lya dormait déjà comme une masse dans l’autre. Karel l’enviait. Il ne tarda pas et se laissa enfin emporter par la fatigue.
Un cri effrayé suivi de gémissements le réveilla en sursaut, le cœur battant. Karel se laissa le temps de reprendre ses esprits en se frottant le visage pour se réveiller et se remettre les idées en place.
Dehors, une pluie s’abattait avec force sur l’unique fenêtre à cause du vent, au vu du sifflement qu’il entendait. Quelques coups de tonnerre accompagnés d’une lumière vive faisaient trembler les murs avec fracas. Mais ce n’était pas ça qui l’avait réveillé. Les Monts de la Mort étaient très proches de l’océan par-delà les montagnes, en tout cas dans la zone où vivait Karel auparavant. Les orages violents étaient donc plutôt courants. Il y était parfaitement habitué. Pour lui, cela faisait partie des merveilles de la nature qui le fascinaient. Karel se souvenait qu’il passait parfois du temps à sa fenêtre pour profiter de la vue, dépassant largement l’heure du couvre-feu qui lui était imposé.
C’était le cri qui l’avait réveillé. Karel tourna la tête vers sa sœur, recroquevillée contre le mur. L’étonnement le gagna. Lya, la casse-cou qui n’hésitait pas à défendre ses convictions avec ses poings, était effrayée par de simples orages ? Eh bien, s’il s’était attendu à ça…
Un autre éclair. Il l’entendit gémir. Karel leva les yeux au ciel. Autant pour sa nuit de sommeil. Il descendit de son lit et la rejoignit afin de s’asseoir en face d’elle. Afin de lui indiquer qu’il était là, il lui releva les épaules pour croiser son regard. Terrifié.
— Dis… Ça ne t’effraie pas, ça ?
Karel répondit négativement d’un mouvement de tête.
— J’ai peur… Tu sais, une année, il y a eu un orage comme celui-ci à cause d’une confrontation entre deux Dragons, et la foudre s’était abattue sur la maison. Notre toit s’était effondré, les animaux s’étaient affolés, et moi, j’ai eu très peur quand j’ai cru que la mezzanine allait s’écrouler alors que j’étais dedans pour dormir… Et… Et si ça recommençait ici ? Tu crois que les Dr…
Karel ressentait son angoisse grandissante à mesure qu’elle parlait, mais un autre éclair illumina la pièce avant qu’il ait eu le temps de lui faire gentiment signe de se taire.
Lya glapit de frayeur et se réfugia contre lui, les dents serrées pour s’empêcher de pleurer. Elle eut beau tenter de ne pas trembler, ce fut peine perdue. Ne sachant quoi dire, ni quoi faire, Karel l’entoura de ses bras dans une étreinte protectrice. Ses cheveux roux cuivrés chatouillèrent son torse nu. Lya se crispa lorsqu’un autre éclair s’abattit dehors avec fracas.
— Karel…
Le jeune concerné garda son attention sur elle, sans la relâcher, espérant la réconforter.
— Je… Je peux dormir avec toi ? J’ai trop peur…
Karel ne mit pas longtemps à réagir. Tout ce qu’il souhaitait, c’était la rassurer, tout comme elle essayait de le faire dans cette ville qui l’angoissait. Il l’invita à se rallonger et s’installa à côté d’elle. Il remonta le drap jusqu’à leurs épaules et s’allongea en lui tournant le dos.
— M… Merci…
Il n’eut pas besoin de répondre. Il sentit son front contre son dos et il ferma les yeux, en espérant que cela suffirait à l’apaiser.
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