Chapitre 55 - 3
Karel reprit lentement connaissance. Il grimaça en sentant le moindre de ses os lui faire un mal atroce. Le silence était effrayant. Plus aucune vie ne s’animait alentours. Aucun oiseau, aucun insecte, même le vent semblait avoir déserté les lieux.
Karel chercha à se relever, mais son corps s’écroula aussitôt. Il essaya encore. De lourds vertiges le prirent, et il dût s’appuyer sur ses paumes blessées pour se maintenir conscient. Les bras tremblants, il voulut se redresser mais s’affaissa encore. Un liquide chaud et rouge maculait sa tempe. Karel toussa afin de cracher le sang qui avait envahi sa bouche. Quelque chose bouchait ses oreilles. Karel s’en frotta une et sa paume devint rouge. Sa tête lui tournait. L’angoisse le saisit.
« Lya ! »
Karel s’affola. Il balaya les environs du regard et la trouva non-loin de lui. Il se traîna jusqu’à elle, même si le moindre geste lui coûtait un effort intense. Elle était inerte.
« Pas elle ! »
Son cœur se brisa à l’idée de l’avoir perdue et de se dire qu’elle ne lui sourirait plus jamais. Karel ne supportait pas de la voir aussi blême et ses traits déformés par toute la terreur qu’elle avait éprouvée. Des larmes lui échappèrent. Pourquoi devait-elle subir tout ça, alors qu’elle n’avait jamais rien demandé à personne ?
Il devait savoir, quitte à affronter une vérité difficile. L’énergie du désespoir lui donna la force de la rejoindre. Il l’examina rapidement. Son visage était partiellement recouvert de sang, témoin de blessures à la tête. Comme lui, ses oreilles saignaient. Karel paniqua en la voyant ainsi. Avec beaucoup d’anxiété, il posa deux doigts malhabiles au creux de sa gorge. Un souffle faible caressa ses phalanges, et une partie de son angoisse reflua. Elle était assommée, mais en vie.
« Si pâle… »
Fébrile, Karel se positionna sur ses genoux. Avec beaucoup de précautions, il ramena sa sœur contre lui et la serra dans ses bras.
Karel se reprocha de ne rien pouvoir faire de plus. De ne rien avoir pu faire pour tous les protéger. Et leurs parents ? Où étaient-ils ? Est-ce qu’ils allaient bien ? Karel regrettait de ne pas être capable de les appeler, de scander leurs noms. Il aurait souhaité hurler à l’aide, quelque chose, appeler quelqu’un, n’importe quoi qui pourrait les aider, au moins pour les sortir de ce paysage apocalyptique. Karel se souvint de l’année où il avait succombé à une mystérieuse maladie. Il avait essayé d’envoyer un signal magique à son ancien mentor. Karel essaya, mais se raidit lorsqu’il se rendit compte que ses pouvoirs ne lui répondaient plus.
Sa condition le terrifia. Cela rendait les situations dangereuses encore plus effroyables que ce qu’elles étaient. Prisonnier d’un silence éternel, Karel prenait conscience qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Des secours pourraient se trouver autour de lui, personne ne se rendrait compte de sa présence silencieuse. L’oubliette, la mystérieuse maladie, le serviteur du Mage qui avait essayé de le tuer, les rues de Sheyral… Choqué, Karel se rendit compte à quel point il avait été chanceux de s’en sortir vivant.
Son corps meurtri refusait de bouger davantage. Il devait déjà faire beaucoup d’efforts pour rester conscient. Karel enrageait. Pourquoi était-il aussi faible ? Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de s’accrocher à sa volonté pour ne pas perdre connaissance, de continuer à serrer Lya dans ses bras pour la protéger, pour ne surtout pas risquer de la revoir disparaître. Ses yeux le brûlèrent sous le coup de l’émotion. L’idée de perdre Lya le tétanisait.
Un grondement le fit frissonner. Karel hésita longtemps avant d’oser relever la tête. Le cœur battant, il finit par le faire et fut pris d’une paralysie glaçante lorsqu’il aperçut la Dragonne d’argent le fixer. Il crut mourir de terreur quand il la vit approcher sa tête gigantesque. Que pouvait-il bien faire contre ça ? Il ne faisait même pas la hauteur de l’une de ses puissantes griffes…
Karel raffermit sa prise. Il fit de son mieux pour se composer une façade : il ferma les yeux, la mine abattue. C’était fini. Ils allaient mourir. Il ne put retenir un sanglot, à la fois de colère et de désespoir.
« Pardon, pardon, Lya ! »
Il se sentait tellement désolé de ne rien pouvoir faire de plus…
— L’Enfant de la Prophétie est donc bien de retour.
Karel rouvrit les yeux, surpris. Une voix venait de résonner dans sa tête. Qui maîtrisait ici la télépathie à part lui ? Ou alors…
Il fixa de nouveau la Dragonne. Onyx avait disparu. Karel resta impressionné, ne sachant ce qu’il devait ressentir exactement : colère, crainte, fascination, terreur, admiration, inquiétude ou angoisse. Il ne savait pas, tout était confus. La seule chose qu’il voyait clairement, c’était son reflet dans les yeux d’un bleu pur de la Dragonne aux écailles d’argent.
— Navrée pour ce que tu viens de vivre à cause de nous. Mais… l’espoir est de nouveau permis. En attendant, nous continuerons de retenir nos frères de détruire Weylor contre leur propre volonté.
Karel garda le silence. Que répondre à tout ça ? Il ne savait même pas de quoi elle lui parlait. Avec l’angoisse qui l’étreignait, il ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose que Crystal. Elle le fixait. Karel songea qu’elle serait capable de l’avaler entier comme si de rien n’était.
La situation lui paraissait surréaliste. Karel avait l’impression que le temps s’était arrêté. La seule chose qui le raccordait encore à la réalité, c’était la présence de Lya, qu’il serrait dans une étreinte protectrice.
— Grandis, Enfant de la Prophétie. Bientôt, viendra le moment où tu devras accomplir ta destinée.
Karel se mura dans son silence, incapable de détacher ses yeux de la Dragonne. Il n’avait plus la force de poser la moindre question. De toute manière, rien de tout ceci ne l’intéressait en ce moment. Il avait plutôt des questions d’ordre plus personnelles en tête, ce que Crystal sembla comprendre.
— Tes parents vont bien. Celle que tu protèges aussi. Pardonne à mes frères. La malédiction les ronge depuis deux siècles, à présent. Il est de plus en plus difficile d’y faire face. Leur conscience n’est plus là depuis fort longtemps à présent. Tout ce que je peux t’offrir en guise d’excuses… c’est de vous guérir de vos blessures.
Le fait que Crystal ait pu lire dans ses pensées n’étonna pas Karel. Le soulagement le saisit à cette nouvelle : tout le monde allait bien.
Crystal approcha son museau. Karel qui se crispa. À peine l’effleura-t-elle que son épuisement disparut en même temps que ses maux physiques. Lya elle-même reprit quelques couleurs et commença à gémir.
Crystal se redressa. Le soleil se refléta sur ses écailles qui projetaient des ombres brillantes sur le sol. Sa masse gigantesque dissimulait le paysage derrière elle, seul le ciel la dépassait, comme un rappel de son origine et de ce qu’elle avait créé.
— Adieu, Enfant de la Prophétie. Mes frères maudits comptent sur toi.
Crystal déploya ses immenses ailes majestueuses qui obstruèrent le ciel. Elle s’envola, soulevant une masse poussiéreuse qui dissimula la plaine environnante pendant de longues minutes, obligeant Karel à se protéger les yeux.
— Karel ! Lya ! appelèrent des voix.
Karel reprit conscience de la réalité. Il desserra sa prise sur sa sœur, qui resta muette à la vue de Crystal dans le ciel, incapable d’attester de ce qu’elle venait de voir.
Les deux enfants s’aidèrent mutuellement pour se relever et coururent vers leurs parents qui les enlacèrent dans une étreinte vigoureuse, bouleversés par leurs propres émotions. Ils avaient bien cru perdre leurs deux enfants simultanément, cette fois-ci.
§§§§§
Serymar lâcha un soupir de soulagement. Ses membres étaient crispés à s’en faire mal, les yeux rivés sur la boule de cristal qui trônait sur son bureau.
Les Dragons. Leur mal avait manqué de terrasser son Apprenti. Heureusement, il s’en était sorti.
« Il va bien… »
Il se demandait bien ce que Crystal avait pu lui dire. La revoir lui avait rappelé ce passage de sa vie où il les avait côtoyés. La Dragonne d’argent avait été celle avec laquelle il s’était le mieux entendu, contrairement à Onyx et Vohon’, les deux plus impulsifs.
Serymar aussi plaçait quelques espoirs en Karel. Lui seul était la clé pour accomplir son objectif final : se libérer de ses chaînes, de toutes les menaces qui ne cessaient jamais de peser sur sa vie, comme s’il était interdit d’exister. Entre autres. Serymar ne pouvait certes plus former Karel pour cela, mais ce n’était pas bien grave. D’après ce qu’il avait pu voir, ce garçon avait de la ressource. Son véritable problème, c’était son hésitation constante, son manque de confiance en lui, il fallait toujours qu’il soit poussé à bout pour cesser d’hésiter. Serymar espérait que ce défaut disparaîtrait en grandissant. Cette fille, avec laquelle il traînait souvent… il pourrait peut-être l’utiliser à bon escient, en temps et en heure.
— Vous avez l’air tendu, fit une voix qu’il reconnut aussitôt.
— Karel n’est pas mort, si c’est ce que tu veux savoir. Il semble même plutôt bien dans sa nouvelle vie. À ma grande surprise.
— Allez-vous donc le laisser tranquille, désormais ? lui demanda Elma avec espoir.
— Non. Mais il est encore trop tôt pour me manifester. Karel accomplira sa mission, et moi, j’obtiendrai enfin ce pour quoi j’ai attendu tant d’années.
Elma se tut, visiblement contrariée. Serymar se redressa et effaça l’image de Karel dans la boule de cristal.
— Dîtes-moi…
— Quoi, encore ?
— S’il avait été en danger de mort… Seriez-vous intervenu ?
— Je ne suis pas assez fou pour m’interposer dans un combat entre les Dragons.
— Et votre projet, alors ? insista Elma.
Serymar la fixa.
— Elma… soit logique. Maintenant, les Dragons ont un œil sur Karel. Je ne peux désormais plus m’en approcher comme je le souhaiterai, mais au moins, ni Œil-de-Sang, ni Phényxia ne pourront le faire pendant quelques années. Ils y veilleront, jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’accomplir sa destinée. Tout ce temps à me préparer aurait été futile si je prenais le risque de me dévoiler aujourd’hui. J’aurai trouvé d’autres moyens de parvenir à mes fins si Karel avait succombé. Et c’est justement parce que j’ai prévu ce genre de désagrément…
Courte pause. Elma lui jeta un regard noir. Serymar afficha une expression mauvaise.
— C’est précisément pour ce genre de situation que je l’ai entraîné. Ainsi, cela m’évite de reporter mes projets à plus loin encore. Karel a surpassé mes attentes. Encore un peu de patience. Bientôt, cet enfant accomplira la mission pour laquelle je l’ai préparé.
Il jeta un léger coup d’œil à la boule de cristal.
— Profite donc de ces prochaines années, Karel, car cela ne durera pas éternellement.
Fin du Livre I
À suivre...
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