Chapitre 2
Cleve entra dans le Blue Lagoon.
Il n’eut aucun mal à repérer Lonee, assis à une table qui faisait face à un grand aquarium. Celui-ci abritait des poissons exotiques, de formes et de couleurs extravagantes. L’un d’eux, plus arrondi que les autres, modifiait sa couleur selon les mouvements qu’il exerçait.
— On n’a rien trouvé dans le manoir, admit Cleve en se dressant devant le Ministre.
Il n’eut cependant pas le temps de s’asseoir que Lonee glissa sur la table le journal du Daily Mainstream. En gros titre on lisait « L’assassinat de trois Ministres… Attentat religieux ou protestation politique ? ». Mais l’agent ne s’intéressait que très peu à la politique, et cette nouvelle n’eut pour lui que de l’indifférence.
Il s’assit finalement et s’installa sur un siège en cuir rouge. La matière couina sous son appui.
— J’en suis navré, répondit Lonee sans en éprouver un réel intérêt. La prochaine fois je m’abstiendrai de vous divulguer mes suspicions. J’étais pourtant persuadé d’avoir enfin découvert quelque chose !
En disant cela, il montra plus d’amusement que de regrets quant à la situation. Puis un serveur arriva à leur table. Cleve commanda un scotch sans glace, mais le Ministre insista à ce qu’il l’accompagne pour manger. L’agent refusa si honnêtement que l’ex-commandant ne put insister davantage. Cependant, il put observer Lonee se délecter de son repas. Cleve connaissait ce plat. Il en avait déjà vu la recette dans une émission du matin, où plusieurs chefs étoilés vantaient leur cuisine du monde. Pour le cuisiner, il fallait émincer en fines tranches des morceaux de viande, puis les parsemer d’épices verts et jaunes dont Cleve ignorait la nature. Puis ensuite, passer le tout sur une plancha, chauffée à plus de 120°, et laisser cuir. Une fumée blanche s’évaporait de la préparation, dégageant l’arum des épices qui se mélangeait à la viande. Une fois cuite, on la dressait dans un plat qui contenait toutes sortes de légumes, principalement du chou et du maïs.
Le serveur apporta le scotch que Cleve s’empressa d’humecter. Il en délecta une première gorgée et conserva un moment l’épais liquide contre son palais. En déglutissant, la substance lui fit l’effet d’une lave parcourant le long de sa trachée.
Posant les couverts contre son assiette, Lonee s’enquit de dire :
— Je vais avoir besoin de vos services, Agent Dunston.
Il s’essuya le contour de la bouche avec une serviette humide. Cleve répondit d’un air détaché :
— C’est en rapport avec l’intitulé du journal ?
— Effectivement. Cet incident va nous mener droit vers une crise politique si on n’agit pas au plus vite. Sans même parler de la population. Le peuple veut se sentir rassuré, savoir qu’en haut nous imbriquons correctement chaque élément, de sorte à leur garantir une certaine tranquillité.
— Je ne vois pas bien comment m’y prendre. Ce n’est pas mon secteur. Vous avez tenté de m’aider dans mon job, et je vous en remercie, mais là, ça dépasse tout ce que je peux espérer réussir.
Lonee savoura trois gorgées de son Manhattan et essuya ses lèvres du bout de la langue.
— Observez l’aquarium, dit-il enfin. En regardant bien, on peut en apercevoir un qui se différencie des autres par son aspect translucide. C’est un Oniibri. Lorsqu’il souhaite se dissimuler, il peut prendre l’apparence et la forme qu’il désire reproduire. Beaucoup de gens pensaient que c’était une technique de défense, pour ne pas que les prédateurs puissent le trouver, un peu comme le caméléon. Sauf qu’en réalité, la raison est autre.
Le poisson tournoyait dans la petite étendue d’eau claire, si bien que Cleve parvint à le repérer sans difficulté.
— C’est une technique d’attaque, reprit Lonee. Lorsque la proie s’approche trop prêt, passant qu’il s’agit d’un élément du décor, c’est là qu’il attaque en reprenant sa morphologie d’origine. Un leurre parfait qui ne laisse que peu de chance à son adversaire.
— C’est intéressant. Mais ce n’est pas cette anecdote qui me fera accepter l’offre. Il y a sûrement d’autres agents qui se feraient une joie de travailler pour vous. Offrez-leur un verre… intéressez-les avec vos histoires marines, mais n’attendez pas de moi que j’enquête sur cet assassinat.
— Si c’est le temps qui manque, sachez que votre lieutenant a approuvé mon choix. Il doit avoir plus d’estime pour votre personne que vous-même.
Cleve éveilla son intérêt, laissant ainsi son interlocuteur poursuivre ce qu’il avait à dire :
— Je n’attends pas de vous une réussite totale. Trouver juste qui aurait pu être mêlé à ça. Notez les témoignages, rassemblez des preuves. Tout ce qu’on veut, c’est recevoir le plus d’informations afin de parvenir à apaiser nos dirigeants. Et si on parvient à trouver le tireur, alors ce sera la population tout entière qui s’en verra rassurée. Et vous passerez peut-être même pour un héros !
— Vous n’êtes pas sans savoir que l’enquête sur le Lerguole est au point mort. Je ne peux pas ignorer cet échec pour passer à autre chose.
— Alors voyez cette offre comme une occasion de prendre du repos.
L’agent but une nouvelle gorgée de scotch, puis fit mine de réfléchir, comme pour gagner un peu de temps. L’impatience ne paraissait cependant pas sur le visage de Lonee, reprenant la dégustation.
Et il dit alors :
— Prenez le temps d’y penser. Nous ne sommes pas à une journée près. Les morts ne risquent pas de revenir à la vie.
L’homme s’amusa de sa remarque. D’un geste disgracieux, il pinça un morceau de viande à l’aide du pouce et de l’index, et le goba la bouche grande ouverte. Ainsi, il termina son plat, se sentant à présent rempli au point d’avoir l’estomac gonflé comme un ballon.
— Pendant mon entraînement à l’armée, déclara Lonee en s’essuyant la bouche, on ne nous servait que des conserves lyophilisées. Je pensais parvenir à m’y habituer avec le temps. Sauf qu’une fois terminé, je n’ai plus jamais rechigné devant aucun plat. Tout est plus agréable lorsque c’est cuisiné. J’ai lu que vous aviez aussi fait vos années…
— C’était avant la Division 6. Les choses étaient encore différentes à cette période. Ma section n’opérait que sur de simples missions de renseignements. Je suis partit juste avant les premières protestations religieuses. J’ai échappé à toute cette agitation.
— Le jour viendra où les gens cesseront de chercher la rédemption dans les croyances. Ils devront alors se confronter à l’évidence… et au grand-froid qui nous emprisonne. Il n’y a pas de dogme plus réel que celui-ci.
Silence.
— Je vous apprécie agent Dunston.
Cleve appréhendait cette soudaine sollicitation et écouta avec plus d’attention les dires du Ministre :
— Vous ne m’avez toujours pas demandé la raison pour laquelle je vous faisais confiance pour gérer l’enquête. Ça ne vous a pas frôlé l’esprit un instant, n’est-ce pas ? Et vous savez pourquoi ?
En secouant la tête, l’agent n’eut pas à répondre de vive voix, les yeux plissés et observant fixement son interlocuteur.
— Depuis que l’homme sait anticiper, il s’est forgé une coquille dans laquelle tous les mensonges se transforment en vérité. Alors qu’on parvient à lire dans l’esprit d’une personne, celle-ci peut la modifier, de sorte à se persuader elle-même de son mensonge. C’était pour l’homme la meilleure évolution possible. Cependant, pour ce qui est… (Il marqua un arrêt) des Bluer… vous n’en avez rien à foutre qu’on puisse découvrir la vérité ou non. Tout ce que vous recherchez, c’est votre propre franchise. Et c’est ce qui me plait.
— L’honnêteté n’est pas suffisante pour résoudre une enquête.
— Voyez ça comme une base.
Les deux hommes se fixèrent un long moment. Lonee céda le premier :
— Ne reste plus qu’à vous d’accepter.
— Un repas ne suffit pas à donner une réponse.
— Vingt-quatre heures, c’est tout ce que vous avez pour me dire non.
Le repas se termina ainsi. Cleve quitta le restaurant en premier, et regagna sa voiture garée deux rues plus loin.
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