Et la liste des échecs cuisants s'allonge.

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Lorsqu’elle avait refermé la porte de leur appartement, Rosalie s’était précipitée dans les escaliers de leur immeuble. Elle avait envisagé de se rendre chez ses parents en voiture, mais elle avait rapidement renoncé : il était déjà tard, et il lui faudrait conduire de nombreuses heures de nuit, seule, et l’esprit bien embrumé. Ce n’était pas raisonnable.


Et Rosalie était quelqu’un de raisonnable, en toutes circonstances. Sauf aujourd’hui, lorsqu’elle avait décidé de tout envoyer valser.


Elle avait donc pris un Uber, qui l’avait rapidement conduite jusqu’à la gare. Sur le trajet, elle avait longuement croisé les doigts pour trouver une place dans le dernier train en direction de sa ville natale, en vain. Elle avait donc choisi d’y aller au culot.


Et cela avait marché. Par chance, au guichet de l’accueil, quelqu’un venait tout juste de demander le décalage de son voyage.


Installée sur le quai de la gare, dans l’attente de son train, le regard rivé sur sa valise aux roulettes bancales, Rosalie faisait le point sur tout ce qui venait de se passer. Et puis, tout à coup, elle fut frappée par la réalité que représentait l’annulation du mariage. Il allait falloir prévenir le traiteur, le fleuriste, et tous les intervenants du mariage… sans parler de sa belle-famille, qui risquait de ne rien comprendre à tout ce qui se passait. Et les invités, mon dieu ! Le mariage était prévu pour dans deux petites semaines seulement…


Rosalie était rongée par la culpabilité. Tant de personnes s’étaient donné du mal pour organiser cette cérémonie… et cela lui brisait le cœur de réduire tous leurs efforts à néant. Mais, à défaut d’honorer le mariage, elle se devait d’être parfaitement honnête et transparente avec tout le monde et de veiller à ce que chacun ne se retrouve pas lésé.


En consultant l’heure sur son téléphone, Rosalie avisait des vingt minutes qui lui restaient avant l’arrivée de son train en gare puis s’empressait d’appeler ses prestataires. A cette heure avancée de la soirée, elle ne s’attendait pas à les voir décrocher. Aussi, en l’espace d’une dizaine de minutes, elle leur avait laissé à tous, un message prévenant de l’annulation du mariage. Puis, elle se décidait à dédier les dix dernières minutes d’attentes à sa belle-mère. A peine deux tonalités que Corinne décrochait, d’une voix douce et chaleureuse.


— Bonsoir, ma petite Rosalie. Comment va ma future belle-fille préférée ?


Rosalie ne peut contenir un petit sourire mi-figue, mi-raisin. Corinne ne s’était jamais cachée du désamour qu’elle vouait à ses deux autres belles-filles. Mais, ce soir, Rosalie était presque certaine que Corinne changerait son fusil d’épaule la concernant.


— Bonjour, Corinne. Je suis désolée de vous appeler à cette heure-ci, vous êtes probablement encore à table non ?

— Ne t’en fais pas, tu ne me déranges jamais. Mais je suppose que si tu m’appelles à cette heure, c’est que mon crétin de fils a fait une énorme connerie. Je me trompe ?

Corinne était de ces personnes pertinentes. Celles qui n’avaient pas besoin de beaucoup de mots, et encore moins d’explication, pour comprendre les tenants et les aboutissants d’une situation donnée.

— Eh bien, on peut dire cela comme ça…

— Je t’écoute, mon enfant. Ensuite, j’aviserai si je le fustige sur place public ou, à l’abri des regards indiscrets.

— A vrai dire, Corinne… je n’appelle pas vraiment pour me plaindre de Jules. J’imagine qu’il choisira de vous présenter sa version des faits et, quelle qu’elle soit, je n’ai pas envie d’y opposer la mienne. Sachez simplement que… le mariage est définitivement annulé. Je tenais à vous appeler, à vous prévenir de vive voix et à m’excuser pour toute la gêne que cela va occasionner. Je ne peux qu’imaginer l’argent que vous avez déjà dépensé pour la décoration de votre jardin, pour le banquet, et tout cela… et j’aimerai pouvoir vous dire que je vous rembourserai jusqu’au moindre centimes mais… je n’en ai pas les moyens. Je pourrai tout de même vous dédommager d’une partie du…

— Ne dis pas de bêtise, ma petite Rosalie. Je me fiche bien de ce détail. Que se passe-t-il, tu ne me sembles pas dans ton assiette ? Est-ce toi qui a rompu vos fiançailles, lui ?

— Disons que nous avons tous les deux, à notre manière, rompu notre engagement. Peu importe, Corinne, vraiment. Sachez que j’ai déjà appelé les prestataires pour les prévenir. Je veillerai personnellement à les dédommager pour les frais qu’ils auront déjà engagés. Je ne peux que vous remercier d’avoir mis votre domaine à notre disposition, et je suis désolée du manque à gagner que nous vous avons causé sur cette période de l’année.

— Rosalie, enfin… tu ne crois pas que tu vas un peu vite en besogne, non ? Je veux bien entendre que Jules a dérapé, ou peut-être même toi, pour ce que j’en sais. Mais vous allez vraiment ruiner trois années de relation comme cela, sur un coup de tête, tous les deux ?

— Je… je crois que cette relation a duré bien plus longtemps qu’elle ne l’aurait dû, Corinne. Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez mon choix… je voulais simplement être honnête avec vous. Vous remercier pour votre gentillesse et tout ce que vous avez fait pour moi par le passé, également. Et vous demander de prendre soin de Jules, il est probablement aussi perdu que moi à l’heure actuelle.

— Rosalie… et si tu passais au domaine, ce week-end ? Nous pourrions discuter. Cela te permettrait de te changer les idées, aussi, et…

— Merci, Corinne… mais je retourne chez mes parents jusqu’à la fin de l’été. Je pense que j’ai besoin de me ressourcer… loin de tout ça. Je vais d’ailleurs devoir vous laisser car mon train va bientôt arriver. Je voulais simplement vous demander de ne pas être trop dure avec Jules, et… j’espère que vous me pardonnerez un jour d’avoir brisé le cœur de votre fils. Bonne soirée, Corinne. J’ai été enchantée de faire votre connaissance.

— Oh, ma petite Rosalie…, un long silence s’en suivit et Rosalie s’apprêtait à raccrocher, lorsque son interlocutrice reprit la parole. Prends soin de toi, ma poupée. Et appelle moi, si tu as besoin.


Rosalie murmura un remerciement gêné, et raccrocha aussitôt. L’un dans l’autre, la rupture aura été plus émouvante avec sa belle-mère, qu’avec son fiancé… et cela achève de la conforter dans son idée. Cette relation était morte depuis trop longtemps pour qu’il ne reste quoi que ce soit à sauver.


Alors que son train entrait en gare, Rosalie échappa un profond soupir – mélange de fatigue, de lassitude et de soulagement. Puis, elle attendit de pouvoir prendre place dans son wagon.


Une fois installée, alors que le train s’apprêtait à redémarrer, elle profita de ses derniers instants de réseau pour adresser un rapide texto à son frère aîné, Charles. Elle espérait qu’il regarderait son téléphone avant d’aller se coucher, et qu’il n’avait pas retardé son arrivée chez ses parents… sans quoi, elle devrait parcourir les 6 km qui séparait sa gare d’arrivée de sa maison d’enfance à pieds.


Hello, big bro’ !

A tout hasard… mon train arrive à 22:00 ce soir, tu pourrais faire le taxi ?

Kiss you, love you !


C’est quelque peu soulagée qu’elle constate, une poignée de minute plus tard, qu’il lui a répondu.


Hey ! Ok. Mais, vous deviez pas arriver demain matin ? Love you, lil’ sis’.


Le cœur lourd, Rosalie se contente d’enfoncer son téléphone portable dans la poche de sa petite veste et de laisser sa tête reposer mollement contre la fenêtre du train. Elle lui expliquerait toute la situation bien assez tôt comme ça… inutile de teaser la révélation en avance.


***


La soirée est déjà bien entamée, lorsqu’une voix blanche annonce l’arrivée du train dans une petite gare de campagne. Il lui restait encore une bonne heure de train, mais plus le temps filait et plus la boule dans sa gorge grandissait à vue d’œil. Bientôt, elle semblait contenir difficilement toutes les larmes qu’elle n’avait pas versée aujourd’hui.


Elle allait devoir affronter la vérité à son arrivée. Il lui faudrait expliquer à Charles que le mariage était annulé puis, en faire de même avec ses parents. Et puis, elle reviendrait au point de départ. Seule.


Sa vie sentimentale n’était rien d’autre qu’un gigantesque échec. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’avait jamais fait qu’enchaîner les histoires vouées à la rupture.


Avant Jules, il y avait eu Nicolas, le sportif bien foutu à la cervelle désespérément vide. Avec lui, elle s’était profondément ennuyée. Avant lui, il y avait eu le jeune médecin, particulièrement imbu de sa personne, hautain et partiellement enclin au jugement. Tout ce que Rosalie détestait dans ce bas monde. Mais pour la beauté du geste, et parce qu’elle avait foie en l’humanité, elle lui avait tout de même laissé sa chance. Encore avant, il y avait eu Romain. Amoureux transit, dépendant affectif profond et jaloux maladif. Avec autant de red flags allumés à la fois, Rosalie avait rapidement pris ses jambes à son cou. Encore avant, il y avait eu Roméo. Elle ne se souvenait plus de son prénom : c’était un littéraire, dramaturge sur les bords. Le côté intellectuel l’avait émoustillé un temps… mais l’air blasé romanesque l’avait rapidement gonflé. Il y avait aussi eu Alex, l’homme-enfant en quête d’une mère de substitution. Rien qu’en y repensant, Rosalie en avait des frissons : plus jamais elle ne voudrait devoir à ce point prendre la vie de quelqu’un d’autre en main.


La liste des échecs cuisants était longue et, ce soir, elle s’allongeait un peu plus encore. A cette simple idée, Rosalie laissait ses pensées vagabonder en quête d’une explication. Depuis quand avait-elle mit le doigt dans cet engrenage ? A croire que plus la fin était pressentie, plus elle se jetait corps et âme dans la relation.


D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, sa première vraie relation dont l’issue était connue à l’avance remontait au lycée. Tom Leclair avait été le premier : le premier garçon avec lequel elle s’était investie, tout en sachant pertinemment que cela ne mènerait jamais à rien de bon.


Elle connaissait Tom depuis toujours ; ils avaient, pour ainsi dire, grandis ensemble. Leur amitié découlait de celle de leurs grands frères respectifs, Victor et Charles, de deux ans leurs aînés. Enfants, ils passaient le plus clair de leurs temps tous les quatre, à s’inventer milles et unes aventures rocambolesques. Et, d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’avait toujours eu d’yeux que pour Victor.

Mais, pour son plus grand malheur, l’amitié qu’ils entretenaient ne s’était jamais réellement mué en quelque chose d’autre.

Et puis, un beau matin, Tom lui avait avoué ses sentiments. Et elle s’était laissée tenter. L’échec avait été cuisant. Le cœur de son ami d’enfance, brisé. Et leur amitié, démantelée.


Et malgré elle, Rosalie laissait ses pensées dériver vers les bons souvenirs qu’elle nourrissait de l’époque qui avait précédé tous ces tourments amoureux. Dans chacun d’entre eux, elle revoyait Victor et ses beaux yeux noirs pétillants, son sourire étincelant et son rire tonitruant. Il était lumineux, et c’est précisément ce pourquoi Rosalie avait toujours eu un faible pour lui.

Il fut un temps où elle avait cru leur histoire possible, avant qu’il ne balaie la possibilité d’un revers de la main, au détour d’une conversation au coin du feu de camp qu’ils avaient allumé. Les autres étaient en train de se chamailler sur la plage, et ils s’étaient retrouvés rien que tous les deux. Ils plaisantaient et riaient de bons cœur et puis, au fil de la discussion, tout était devenu plus sérieux. Et malgré elle, ce souvenir reste particulièrement encré dans sa mémoire.


Ce soir-là, l’état touchait à sa fin. Bientôt, Victor et Charles partiraient pour l’Université. A la rentrée, Charles gagnerait les bancs de la faculté de Sciences, à plusieurs centaines de kilomètres. Quant à Victor, il avait obtenu une bourse pour faire sa licence d’agroalimentaire au Canada. Bientôt, leur quatuor se briserait en mille morceaux et cela angoissait Rosalie.


— Vous allez tellement me manquer, cette année. Ce ne sera plus pareil sans vous.

— Je suis sûre que tu ne vas pas voir le temps passer, Rosie. Tu vas rencontrer de nouvelles personnes. Et puis… comme Charles ne sera plus là pour chasser tous tes prétendants, tu crouleras sous les dates., Victor avait dit cela avec un petit sourire, mais celui-ci sonnait presque faux sans que Rosalie ne soit vraiment certaine de ses impressions.

— N’importe quoi. Et puis je me fiche des autres personnes… elles ne m’intéressent pas. C’est vous, que j’aime. Pour vous, c’est simple… votre vie d’adulte commence et vous avez de belles aventures qui vous attendent. Pour nous, c’est retour au lycée… c’est tellement ennuyant.

— Arrête de vouloir grandir, Rosie. Profite de tes années lycée, tu verras, elles sont belles. Elles le seront sûrement encore plus, sans vos deux grands frères dans vos pattes pour surveiller vos moindre faits et gestes. Ne dis pas à Charles que je t’ai dit un truc pareil mais… profitez-en pour sortir, vous amusez et prendre des cuites monumentales.


Victor lui avait donné un petit coup d’épaule accompagné d’un clin d’œil plein de malice, et le cœur de Rosalie avait fait un bond. Elle s’était pincée les lèvres, faute de mieux.


— M’ouais. Ce ne sera pas pareil, c’est tout. Et j’aime pas ça. Et puis… avec qui je vais parler du sens de la vie, au beau milieu de la nuit, après ton départ ?


Elle lui avait fait un grand sourire triste, et il avait posé sa main par-dessus la sienne, sur le petit tronc d’arbre en bois flotté sur lequel ils étaient installés. De la pulpe de son pouce, il avait légèrement caressé le dos de sa main, et Rosalie avait frissonné à ce simple contact. Son cœur s’était emballé, et son souffle s’était coupé.


— Toi aussi tu vas me manquer, Rosie. Il n’y en a pas deux comme toi.


Elle avait posé la tête sur son épaule, le cœur lourd. Et puis il avait passé son bras autour de ses épaules, et l’avait enlacé quelques secondes. Elle s’était finalement redressée pour lui déposer un léger baiser sur la joue, mais il avait tourné la tête au même moment et ils s’étaient alors retrouvés face à face. Elle mourrait d’envie de l’embrasser, mais n’osait pas. Victor sembla hésiter un instant, puis il s’était ravisé et avait déposé un chaste baiser sur son front et le cœur de Rosalie était mollement retombé au fond de sa poitrine.


— Ne faisons pas de bêtises, que nous finirions pas regretter Rosie.


Rosalie est brusquement tirée de ses pensées lorsque l’arrivée en gare à Saint-Laurent-sur-mer est annoncée dans les petites enceintes du wagon.


A peine descendait-elle du train que son frère se précipita à ses côtés, pour l’enlacer. Que le temps passe vite… voilà maintenant presque un an qu’ils ne s'étaient pas vus. Et, malgré les nombreux textos qu’ils échangeaient chaque semaine, force était de constater que son frère aîné lui avait terriblement manqué. Dans ses bras, elle ne put contenir quelques larmes émues, qu’elle savait être un mélange de la joie des retrouvailles et du stress des révélations qui l’attendaient. Charles semblait attendre quelqu’un d’autre, mais lorsque le train redémarra sans que Jules ne rejoigne leurs côtés, il afficha un regard perplexe et haussa un sourcil inquisiteur.


— Le mariage est annulé., elle avait balancé la vérité toute crue, en haussant les épaules, dans une moue laissant présager toutes les larmes qui ne tarderaient pas à couler. Elles les avait déjà bien trop contenues.


Passée la surprise de la nouvelle, visible dans ses grands yeux verts écarquillés, Charles s’empressa de la presser contre lui où elle ne tarda pas à fondre en larme. Il s’empara alors de sa valise et dirigea sa sœur, tout contre lui, en direction de son véhicule.


— On va rentrer à la maison, Oz’. Ça va aller, je te promets. Mais raconte-moi tout ce qu’il s’est passé, que je sache si j’ai un nez à aller péter.


La phrase ne manqua pas d’arracher un petit sourire triste à Rosalie, entre deux reniflements. La soirée s’annonçait encore longue.

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