Chapitre 7
La semaine défila, la préparation de la réunion lui donna suffisamment de travail pour l’occuper et l’empêcher de penser. Elle fit plusieurs points téléphoniques avec German. Le lundi, elle revint au bureau justifiant son absence auprès de ses collègues par une mauvaise grippe qui l'aurait clouée au lit comme lui suggéra German.
M. Bouchard entra dans la salle de réunion où elle positionnait le rétroprojecteur.
- Bonjour Eva, j’espère que vous allez mieux.
- Bonjour Elliott, oui bien mieux merci. Vous participez à la réunion de ce matin ?
- Oui, ce projet est important pour nous et je me dois de soutenir Baxter.
- Oui…
- Camilla me demande si vous arrivez bien samedi matin ?
Camilla, la femme de M. Bouchard, jouait le rôle d'une seconde mère pour Eva. Les Bouchard tenaient la place de protecteurs en bien des points et depuis neufs ans, elle passait les fêtes de Noël avec eux comme un membre à part entière de la famille. Elle avait vécu chez eux ses deux premières années new-yorkaises.
- Oui, vous savez que je ne manquerais les préparations de Noël avec Camilla sous aucun prétexte.
- Oui, je sais. Dit Elliott dans un ricanement. Vos divergences culinaires sont presque devenues une tradition… Ah Baxter !
German, dans un costume impeccable, entra dans la pièce, téléphone collé à l’oreille, il serra la main à M. Bouchard.
- Très bien, programmons ça pour début janvier, vous appellerez mon assistante pour positionner un rendez-vous. Une fois qu’il eut raccroché, il salua : Elliott, Eva.
- Baxter, je suis content de vous voir seul avant la réunion, mon épouse souhaiterait vous inviter pour les fêtes de Noël enfin si vous n’avez rien de prévu bien sûr ?
- Oh, c’est très gentil à vous, d’autant que je ne pense pas rentrer cette année. Ma mère va être en colère, mais il y a bien trop à faire pour le moment pour pouvoir s’accorder des vacances. Ce sera un plaisir pour moi de me joindre à vous.
Du grand M. Abusif pensa Eva qui sans se l'expliquer était plutôt contente que German se joigne à eux.
- Parfait, Camilla sera ravie et en plus, vous pourrez prendre Eva qui passera également le week-end avec nous.
German tourna la tête vers Eva, interrogateur.
- Vous savez Eva fait partie de la famille et passe les fêtes avec nous depuis qu’elle est arrivée. C’est un peu la troisième fille de Camilla.
- Ah très bien, je conduirais donc Eva.
La réunion se déroula plutôt bien, tout le monde était enthousiaste vis-à-vis du projet de German et trouvait l’idée excellente et excitante malgré la masse de travail que cela représentait. German imposa le thème bohème romantique et Clara et Guiseppe devaient chacun créer une trentaine de modèles dont une vingtaine seraient sélectionnés lors d’un défilé test qui déterminerait les tenues à présenter à Paris, une équipe artistique serait de la partie pour la musique, les jeux de lumière et la mise en scène. Le chantier paraissait gigantesque.
L'excitation de Clara qui sortait déjà ses griffes de féline sauvage, n'échappa à personne. L'aubaine de pouvoir passer du temps avec German dans l’endroit le plus romantique du monde, la rendait déraisonnable. Il était grossièrement évident qu'elle en pinçait pour lui. Elle lui faisait ses yeux de biche et roulait des hanches dès lors qu'il apparaissait dans son champ de vision. Elle l'effleurait à chaque rencontre. Ces tenues se décolletaient de plus en plus, elle ne perdait pas une occasion pour se pencher face à lui. German regardait ce manège un peu en dilettante, mais sans trop y attacher d'importance. Eva, elle, s'exaspérait de ce trivial subterfuge. Elle envisageait les mois à venir épuisant et voyait dans l'attitude de Clara une perte de temps et un manque de professionnalisme qui l'excédait. Le défilé était fixé début février, les frivolités devaient passer au second plan. Eva devait se charger de l’organisation complète du voyage, réservations, transport de la collection, trouver le lieu idéal, embaucher des mannequins, une équipe de maquillage, etc. La masse de travail lui donna le vertige.
Assise à son bureau, elle regardait son téléphone avec anxiété. Elle devait l’appeler, c’était sa meilleure chance d’avoir les meilleurs mannequins et de lui faciliter la tâche sur l’organisation au global. Une nervosité combinée d'excitation papillonnait dans son ventre. Neuf ans, sans entendre sa voix, lui paraissait une éternité. Elle prenait des nouvelles par les Bouchard, mais rien de direct depuis son départ. Elle regardait son vieux calepin corné sur son bureau, ouvert à la page de l'inévitable numéro écrit en chiffres noirs, elle hésitait. Elle finit par décrocher le téléphone et composa les treize chiffres qui renouaient avec son passé. La sonnerie retentie, stridente, languissante. Enfin, une voix nasillarde lui répondit :
- Agence Carpentier à votre écoute, que puis-je faire pour vous ?
- Bonjour, entreprise Bouchard de New-York, je souhaite parler à Christine Carpentier.
- Mme Carpentier n’est pas disponible. Puis-je prendre un message et elle vous rappellera ?
- Je pense qu’elle voudra me prendre maintenant. Dites-lui qu’Eva Aguilar de Bouchard attend pour lui parler.
- Un instant, s’il vous plaît
Eva bascula sur la musique d’attente qu’elle n’entendait pas vraiment. Son esprit chavira dans le labyrinthe de ses souvenirs, suivant les dédales de sa mémoire. Une voix la sortit de sa rêverie.
- Je vous passe Mme Carpentier, bonne journée.
- Merci.
- Eva, résonna la voix interloquée et profonde de Christine.
Eva se rendit compte à quel point elle lui manquait.
- Christine !
- Eva que se passe-t-il ? Rien de grave ? l’angoisse du ton était perceptible.
- Non, tout va bien, c’est purement professionnel. La rassura Eva.
- Ah, en tout cas, je suis heureuse de t’entendre ; tout va bien pour toi ?
- Oui merci, mais je ne peux pas te parler longtemps. Bouchard va participer à la fashion week de Paris en mars prochain et j’ai besoin que tu me trouves des modèles. Tu es la meilleure pour ça alors je ne pouvais pas faire autrement que t’appeler. Il nous faudra aussi de maquilleurs, coiffeurs et tutti quanti.
- Ok, tu m’envoies un mail avec tes besoins et je te trouve ça en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je t’enverrais mes tarifs et un contrat.
- Oh, tu me manques tellement.
Un silence lui fit écho.
- À moi aussi, tu me manques et à Lucile aussi.
German venait d’entrer dans son bureau, l’épaule appuyée sur le chambranle de la porte, il la regardait avec intensité.
- Je vais devoir te laisser Christine, je t’envoie tout par mail. Dit-elle en regardant German comme hypnotisée.
- Très bien ma chérie prend soin de toi.
- Toi aussi ; et elle raccrocha son téléphone les yeux toujours rivés sur ceux de German.
- C’est très charmant de vous entendre parler français.
Il avait dit charmant pour ne pas dire sexy, car il pensait, sexy.
- Je n’ai pas pu m’empêcher de vous écouter.
- J’ai pris contact avec une agence de mannequins qui s'occupe également de l'organisation de défilé, une des meilleures. Ils vont pouvoir nous trouver les filles dont nous avons besoin. Dit-elle en éludant la remarque.
- Parfait, je suis en train de me dire que peut-être, il faudrait que je vous amène avec nous à Paris ?
- Pourquoi ?
- Eh bien, vous parlez français cela pourrais-nous être très utile.
C’était logique, mais Eva n’avait aucune raison de retourner à Paris et elle en comptait des millions pour ne plus jamais y mettre les pieds.
- Je ne crois pas que je vous serai bien utile.
- Je pense tout le contraire, cela ne vous plairait pas ? Vous pourriez voir votre famille ?
- Je n’ai plus de famille. Répondit-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait souhaité.
- Désolé, je ne savais pas…
- Laissez tomber, je ne viendrais pas.
Eva tourna son regard sur l'écran, signifiant la fin de la conversation. Les yeux de German passèrent du marron tranquille au noir tempête. Il posa ses deux mains à plat sur son bureau, tapant assez fort pour qu'Eva relève les yeux.
- Eva que cela soit bien clair, si je décide que vous pouvez m’être utile pour ce projet et que cette utilité doit vous amener à Paris, il en sera ainsi et vous n’êtes pas en droit de refuser.
Sur ce, il rentra dans son bureau laissant une Eva clouée sur place par tant de suffisance « Mais pour qui se prenait-il enfin ! Il ne pouvait quand même pas l’obliger ! Cet homme accumulait une dose d'excessivité égocentrique qui la laissait sans voix. Et elle détestait les hommes abusifs.
Le jour du vingt-cinq au matin, German vint la récupérer comme convenu pour se rendre chez les Bouchard. Eva comme toujours à Noel s'efforçait de s'habiller avec élégance. Elle revêtit une petite robe noire courte qu’elle avait elle-même dessinée et confectionnée. Celle-ci s'ajustait mieux en cintrant sa taille que d’habitude. Puis, elle enfila des bottes montantes à talons ainsi qu’une veste en laine blanche. Pour une fois, elle laissa ses cheveux retomber dans son dos sans les attacher. German la trouva charmante, mais il aimait surtout, cette espèce d'ingéniosité qui la rendait inconsciente à cette réalité. Lui qui ne fréquentait que des femmes obnubilées par leur beauté et trop superficielles, trouvait plutôt rafraîchissant de rencontrer quelqu'un comme Eva.
Il fallait tout au plus trente minutes pour rejoindre Jericho, le voyage se passa dans un silence religieux. Eva était plongée dans ses pensées, gênée de se retrouver ainsi avec son patron, assise sur le siège passager de sa voiture pour aller fêter Noel. L'intimité de l'instant, la mettait mal à l’aise. German lui lançait de temps en temps des regards en coin, mais n’insista pas pour faire la conversation. Elle lui en fut reconnaissante. Elle détestait parler alors qu’elle n’avait rien à dire.
Ils entrèrent dans Jericho, Eva regardait défiler les immeubles de briques rouges bien alignés et les bannières étoilées qui flottaient au vent. Cette manie, d'afficher son drapeau l'interpellait toujours même après neuf ans. Le patriotisme français ne tenait pas la comparaison. Ils passèrent devant la caserne de pompiers et prirent la première à gauche pour entrer dans le quartier d'East Birchwood.
Ils arrivèrent enfin devant chez les Bouchard. La maison restait fidèle au standard de la ville, habillée de pierre incarnat. Un vieux saule pleureur vous accueillait dans l'élégante demeure. Les voitures déjà stationnées indiquaient que toute la famille était là. Les deux filles et leurs maris respectifs ainsi que les trois petits enfants. Les sons qui s'échappaient des murs ne laissaient aucun doute.
Eva n'eut pas le temps de passer la porte que la petite Sonia lui sauta dans les bras :
« Tante Eva !
- Bonjour mon cœur. Dit-elle en lui embrassant les cheveux et la serrant fort.
La petite dévisagea German à travers le rideau des cheveux d’Eva.
- T’as amené ton petit ami ?
- Quoi ? Dit Eva en se retournant.
Derrière elle, German souriait à la petite. Il manqua un fou rire devant la tête éberluée d’Eva.
- Non ma puce, ça, c’est mon patron. »
La maison des Bouchard était une grande demeure familiale qui devait avoir été construite dans les années quarante. Elle possédait un certain cachet. Elle empilait les souvenirs, sur les murs, sur les commodes, les photographies se mélangeaient aux dessins d'enfants. Le tout donnait une chaleur apaisante à l’ensemble. La famille Bouchard avait été un havre de paix pour Eva. Leurs filles l’avaient accueilli comme une petite sœur surtout Jenny qui se rapprochait en âge. Les deux ans passés ici appartenaient aux meilleurs moments de sa courte existence.
Après les embrassades, Eva se mit tout de suite au travail pour aider Camilla dans les préparatifs. Ce rituel était devenu un ancrage nécessaire pour Eva qui adorait ce moment.
Le repas se déroula agréablement, Camilla se comportait, comme à son habitude, en hôtesse merveilleuse. Les blagues fusaient, les souvenirs et anecdotes de chacun y allait bon train mettant quelque peu mal à l’aise Eva qui ne savait pas s’il était nécessaire que son patron en apprenne tant sur sa vie privée. Qu’il sache qu’elle paniquait devant une araignée passait encore, mais qu’il découvre qu’elle était réservée et qu’elle évitait autant que possible la compagnie des hommes, était beaucoup trop. Et lorsque Jenny raconta le fiasco de sa rencontre avec un collègue de son mari qu’elle avait voulu lui présenter et qui s’était terminé par un verre d’eau jeté en pleine figure de l’arrogant pressé, elle devint aussi rouge que la nappe de Noël. German, lui, riait de bon cœur à l’unisson de la tablée, regardant Eva. Au fil du temps passé avec elle, il la trouvait de plus en plus attirante. Ses sens s’éveillaient en sa présence, il était sensible à son parfum, il sentait quand elle entrait dans une pièce avant même de l’avoir vu, ses yeux le captivaient, sa voix avec son léger accent émoustillait ses oreilles avec ce quelque chose, à la fois d’apaisant et de terriblement érotique. L’acuité qu’il ressentait pour elle grandissait. Eva était son assistante et ses sentiments persistaient contre ses principes. Elle ne ressemblait pas du tout au genre de fille qu’il fréquentait d'habitude. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait en lui, mais il voyait ces sentiments en même temps comme délectable, dérangeant et inquiétant.
Eva se rendit compte que German savait être d’un naturel charmant et enjoué. Il se débrouillait très bien avec les enfants. Cela l’étonna et le fit paraître encore plus attirant à ses yeux. Elle ne pouvait se mentir, il la captivait par ces multiples facettes, tantôt froid et exigeant tantôt prévenant et attachant.
Le lendemain matin, dans la cuisine des Bouchard, alors qu'il descendait les escaliers, German surpris une conversation entre M. Bouchard et sa femme :
- Mais enfin, tu ne peux pas le laisser l’amener à Paris. C’est insensé.
- Je ne sais pas, ce projet et très important et j’avoue qu'Eva pourrait être utile, non seulement parce qu’elle parle français mais elle a beaucoup de connaissances.
- Et lui faire risquer….
Les mots de Camilla restèrent suspendus à ses lèvres en voyant German qui entrait dans la cuisine.
- Mme Bouchard, M. Bouchard.
German en gentleman fit mine de n’avoir rien entendu, mais cette histoire commençait à l’intriguer. D’abord Eva qui refusait de se rendre à Paris et maintenant Mme Bouchard qui semblait effrayée à l’idée de savoir Eva là-bas.
- Baxter, installez-vous, prenez un café dit M. Bouchard l’invitant à s’asseoir.
Une fois tout le monde descendu pour le petit-déjeuner, les enfants excités se ruèrent vers le sapin pour ouvrir leurs cadeaux. Eva regardait la scène avec tendresse, satisfaite des réactions que déclenchaient ses cadeaux. German l’observait de côté et alors qu’elle ne s’y attendait pas, il lui tendit un joli petit paquet rectangulaire blanc cerclé d’un nœud vert.
Elle prit le paquet et le rouge lui monta aux pommettes. German la trouvait ravissante dans sa gêne.
- C’est juste une petite bricole…
- Ah ! Merci. Dit-elle en défaisant délicatement le papier cadeau.
C’était un joli stylo blanc et doré dans son étui de cuir qui était loin d’être une petite bricole au vu de la marque de celui-ci. Il avait bien dû coûter plusieurs centaines de dollars.
- C’est beaucoup trop German ! Et moi, je n’ai rien pour vous !
German pouffa et secoua la tête.
- C’est juste un stylo Eva et pour ma part, je n’ai besoin de rien, je vous assure. Et puis la coutume veut que le patron offre un petit quelque chose à son assistante, l’inverse n’est pas admis.
Eva souleva les épaules en soufflant et marmonna quelque chose sur les personnes abusives.
- Comment ? Dit German
- Non, non, rien. En-tout-cas merci beaucoup.
Le retour fut moins silencieux que le voyage aller. Ce week-end donnait un tour nouveau à leur relation. Eva le percevait sans trop savoir de quoi il s'agissait. German alluma la musique et déroula une de ses playlists favorites. Eva trouvait toujours cela étrange, mais elle se sentait bien, à sa place assise là sur le fauteuil en cuir de l’Audi. Elle se permit même de fredonner sur Skunk Anansie, cette chanson qu’elle adorait :
« Just because you're feel good. Fredonna-t-elle doucement.
German rit en la regardant du coin de l’œil sans lâcher la route.
- Vous pouvez vous laisser aller un peu Eva, je jure de ne pas juger votre performance vocale.
- Sûrement pas, vous auriez les tympans crevés. Dit-elle en ricanant.
- Vraiment ?
- Oh oui ! Même mes profs de musique me suppliaient d’arrêter…
- Vous habitiez à Paris ?
En une fraction de seconde, Eva changea d’état, passant de décontractée à mélancolique et mal à l’aise. German se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir à Paris ? Pourquoi se tendait-elle comme un arc chaque fois que le sujet revenait ? German était intrigué par ce mystère. D'ailleurs, tout chez Eva lui paraissait être une énigme. Peut-être était-ce cela qui l'attirait ? Avait-il le droit de percer ses secrets ? Non, après tout, elle n'était que son assistante.
Eva de son côté, plongée dans ses pensées, se demandait quelle était l'intention de German ? Son histoire l'intéressait-il tant ? Sûrement une façon de mieux la connaître. Mais pourquoi ? Et puis que pourrait-elle lui dire ? Elle appréhendait son jugement. Elle n'en comprenait pas la raison, mais son opinion comptait à ses yeux. Elle ne voulait pas le décevoir. Ne pouvant pas éluder la question, sans paraître grossière, elle répondit :
- Un bref instant.
Elle tourna la tête vers la fenêtre observant le paysage qui défilait alors que « Someone like you » d’Adèle entamait ses premières notes, emplissant l’habitacle. L’ambiance se teinta de morosité. Telle une huître, elle se recroquevilla sur elle-même.
La voyant perdue dans ses pensées, troublée, il ne poussa pas plus la conversation, se concentrant sur la route qui s’étendait devant lui s’interrogeant sur cette soudaine mélancolie.
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