Chapitre 11 (Réécrit)
La reine avait menti. L'atmosphère n'était pas tendue. Elle était suffocante.
Les deux dirigeantes d’Ambrume présidaient au bout de la table de banquet. À droite se tenait le Renard doré, dans son uniforme officiel ; une tunique bleu roi, une large ceinture noire enserrant sa taille et sa cape blanche avec les armoiries de la couronne. Sans oublier son masque tape-à-l’œil. Lyra ne comprenait toujours pas le rôle de cet homme au sein du château. À la fois soldat, garde rapproché des reines, chaperon pour conteuse et maintenant invité à un dîner officiel.
À côté de lui, le chancelier, un vieil homme très maigre aux épais sourcils poivre et sel et à l’imposante moustache en forme de V retourné, discutait avec son autre voisin de table, le secrétaire d'État. Pour celui-ci, Lyra ne parvenait pas à lui donner d’âge et elle ne lui trouvait pas le moindre cheveu sur le crâne non plus. Venait ensuite Lyra. Elle avait été placée là selon la décision de Thelma. Être en fin de table lui permettait de se lever à tout moment pour conter et ainsi détendre les esprits qui pourraient s’échauffer. Du point de vue de la conteuse, elle était surtout la plus proche de la porte. Ce qui était à la fois un soulagement, et aussi une grande angoisse. Elle avait la possibilité de partir à tout instant, mais elle se sentait aussi prisonnière de cette situation, contemplant son échappatoire sans pouvoir s’enfuir.
Est-ce qu’elle paniquait ? Pas du tout ! Ce n'est pas comme ci la reine lui avait mis la pression. Ou que la paix entre deux royaumes en guerre depuis des siècles reposait en partie sur ses épaules.
Et justement, le second royaume dans cette histoire était assis en face d’eux. Enfin, les membres envoyés pour signer le traité de paix. Lyra s’attendait à voir le souverain d’Aldonya. Un certain Jude de Lior. Pour une telle mission politique, cela aurait été plus convenable. À la place, c’est la première ministre qui s’était déplacée. Ainsi que leur secrétaire d'État. Leur chef de guerre. Et pour finir le tour des invités, il y avait le duc. Celui du Bal d’Hiver. Juste en face d’elle. Toujours aussi beau. Toujours son demi-sourire espiègle sur les lèvres.
Des serveurs à la chaîne plaçaient devant chaque invité des cloches opaques. Parmi eux, Lyra reconnut Madeleine. La jeune domestique mordait sa lèvre inférieure, comme Lyra l’avait déjà vu faire. Rassurée de voir enfin un visage amical, elle lui fit un signe de la main. Madeleine, qui servait la première ministre, n'eut pas un regard pour la conteuse tant elle était concentrée pour ne pas commettre d’erreur.
Lyra pouvait ressentir la tension de toutes les personnes présentes dans la pièce, lui picoter la peau. C’est toute la salle à manger qui était baignée dans une atmosphère anxiogène.
Les reines essayaient tant bien que mal d'attirer l'attention de leurs convives en lançant des sujets de conversation. Aucun d’eux ne rebondissait. Pourtant, de nombreux sujets avaient été abordés : leur voyage jusqu’à Silverthrown, la provenance du repas de ce soir, la fluctuation du marché de la soie, le savoir-faire des luthiers d’Aldonya. Lorsque Ellyana se mit à parler de la météo, Lyra ne put qu’être admirative de la force de son mental. Poursuivre la conversation alors qu’aucun des convives ne faisait d’effort, ça, c'était une reine.
— Afin de pimenter un peu notre repas, bien que notre cheffe cuisinière sache parfaitement bien l'assaisonner, déclara Ellyana dans une tentative de boutade qui tomba à l’eau. Nous avons une surprise.
Elle lança un regard plaintif à sa femme. Personne n’avait souligné son trait d’humour. Personne ne parlait. Ce repas était une catastrophe. Thelma s’empressa de lui venir en aide.
— Lyra, dit-elle en la présentant de la main. Si vous pouviez nous montrer vos talents.
À l’entente du nom de la jeune femme, le duc se désintéressa de ses couverts en argent pour planter ses yeux gris acier dans ceux de Lyra. Entre Thelma, la panthère, le Renard et ses cheveux de feu et le duc qui avait des allures de loup, elle se sentait devenir un petit agneau.
Le moment était venu. Le bon déroulement de la soirée et le traité de paix (si on extrapolait, ce que faisait toujours Lyra), dépendaient à présent de la conteuse. Bien que plusieurs verres de vin avaient déjà glissé dans son gosier, sa bouche restait pâteuse et asséchée. Avec le temps, elle avait appris à contrôler sa respiration. Un atout majeur lorsque l’on se montrait devant un public. Mais elle ne savait pas comment apaiser les battements de son cœur. Ils frappaient si fort contre sa cage thoracique que cela en était douloureux. Elle priait pour ne pas rougir devant tout ce beau monde.
Allez Lyra, se rassura-t-elle. Ce n’est pas la première fois. Tu as l’habitude. C’est ton territoire. Ton métier. Tu es conteuse.
C’était l’histoire d’un homme vivant tout en haut d’une montagne, dans un petit village de pierre. Alors que les habitants s'habillaient de vêtements chauds, en fourrure ou en laine, pour affronter les méchancetés de la montagne. Ce monsieur-là, était toujours vêtue d’une redingote et d’un élégant chapeau de haut de forme. Dans ce village, il avait pour mission de faire sonner les cloches de l’église. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, le vieil homme ne manquait jamais son rendez-vous.
Le temps passa et le village devint de plus en plus inaccessible, reclus dans la flore sauvage. Pas de travail. Pas de ravitaillement. Pas de changement. Alors, les uns après les autres, les habitants partirent jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’élégant sonneur de cloche. Une vie d’ermite, tout en haut de sa montagne, dans son petit village de pierre.
Le temps n’épargnant personne, il n’épargna pas non plus le village et le sonneur. Le vent fit s’écrouler les maisons. La neige gela le sol. Et le soleil brûla la végétation. Laissant un village en ruine. Sans plus personne pour faire chanter les cloches.
— Pourtant, les randonneurs s’aventurant sur les chemins rocailleux de cette montagne, assurent qu’encore aujourd’hui, on entend sonner les cloches. En y montant, vous pourrez découvrir que seule l’église, étrangement, n’a pas été touchée par les dommages du temps. Demeurant ainsi, un reflet figé dans l’éternité. Une empreinte de vie. Le souvenir de l’élégant sonneur de cloche, termina Lyra solennellement.
Contre toute attente, le premier à applaudir fut le Renard doré. Il n’applaudit pas à tout rompre. Ses mouvements étaient lents. Il ne faisait presque pas de bruit, ses gants amortissant les coups. Rapidement, il fut suivi par Thelma, qui elle ne cachait pas son entrain, et des autres invités.
— Je dois dire que votre récit était tout à fait fascinant, commença la première ministre. Vous y avez mis tant de tristesse, de mélancolie et de poésie. Notre altesse serait en extase devant votre éloquence et votre sens du rythme. Êtes-vous sûr de ne pas être un peu aldonienne, mademoiselle ?
Bien que la première ministre affichait un sourire amusé, Lyra perçu une pique dans sa dernière phrase. Pas envers elle, mais envers Ambrume. Comme si le royaume n’était pas capable de faire naître un enfant talentueux. Comme si l’art n’appartenait qu’à Aldonya.
— J’ai eu l’occasion d’écouter une première fois Mademoiselle Lyra et je dois dire que vous êtes toujours aussi impressionnante. Vous avez là un très joli don, complimenta le duc en montrant ses deux charmantes fossettes.
La première ministre avait les mêmes fossettes creusant ses joues. Et à bien y regarder, elle avait également des yeux gris aussi inflexibles que ceux du duc. Ce devait être le vin et l’angoisse qui l’avaient floué. Comment n’avait-elle pas remarqué la ressemblance frappante entre les deux ?
— Et vous, Renard, vous êtes bien silencieux. Quand avez-vous pensé ? demanda Ellyana à son voisin de table.
Il était toujours silencieux. Ce n’était pas une nouveauté. Lyra se surprit pourtant à vouloir connaître l’opinion de l’homme masqué. Elle avait tout donné dans sa prestation. À tel point que l’émotion l’avait submergé un moment, lui faisant monter les larmes. Elle était très attachée à l’élégant sonneur de cloche, un personnage qu’un vieux marcheur de Rivermoore lui avait inspiré. Cette fois, il ne pourrait pas dire que ce n’était que du vent.
— J’ai trouvé cette histoire… tragique.
La bouche de Lyra s’entrouvrit. Était-ce une insulte ou un compliment ? En tout cas, elle avait eu le droit à cinq mots. C’était donc presque une réussite. D’ailleurs, elle devrait peut-être arrêter de compter les mots du Renard doré. C’était une drôle de manie.
La fin du repas se termina dans une bien meilleure ambiance. Lyra pouvait se vanter d’avoir rempli sa mission à la perfection. Et, petit bonus, les œillades que lui lançait le duc n'étaient pas pour la déplaire.
Ses pupilles glacées, continuellement soulignées d’un fin trait brun, ravivaient les souvenirs du Bal d’Hiver. Ses cheveux noirs comme les plumes d’un corbeau brillaient d’une douce lueur bleutée à proximité des bougies. Elle ne se gênait pas pour le contempler et lui en faisait de même.
Aux mouvements de ses yeux, Lyra suivait le chemin que traçait le duc sur son corps. Il analysait d’abord ses lèvres, son cou, ses épaules dénudées, jusqu'à la naissance de sa poitrine, exacerbée par son corset.
La soirée touchait à sa fin. Les reines et les ambassadeurs d’Aldonya s'étaient mis d’accord pour fixer une date de signature. Ils reparleraient des conditions demain, une fois que tout le monde serait reposé et sobre. Thelma, le chancelier et le chef de guerre d’Aldonya avaient commencé à entonner un chant, verre à la main. Lyra reconnu l’air, c’était le même qu’avait chanté Damien à l’auberge de Maximilien.
Alors que les invités regagnaient leurs chambres dans le château, le duc s'inclina galamment face à Lyra, qui accepta le baisemain.
— Ce fut un plaisir de vous revoir, monsieur…, Lyra avait totalement oublié son nom et la fatigue ne l’aidait pas à retrouver la mémoire.
— Je vous en prie, appelez-moi Lysandre. Lysandre de Lomond, ajouta le duc. Et sachez que le plaisir est partagé, mademoiselle Lyra. J'espère que nous nous reverrons avant notre départ.
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