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L’ambiance familiale prend le pas sur la surprise de « Régis le frère jumeau ». Cependant entre l’entrée et le plat, Maé réclame un aparté à Malo, ils s’écartent un peu des tables et je les vois discuter puis se serrer les poignets comme ils ont l’habitude de faire. C’est fascinant de voir les deux frères face à face, en miroir l’un de l’autre. Malo regagne la table et me confie :
- Il faut que je trouve un maitre d’école parmi nos aïeux car Maé est jaloux.
- Oh !
- Non, c’est pas vrai ! Mais il est secoué par cet héritage à travers les générations. Cela remet en question ses convictions. Il a toujours pensé que rien n’est dû au hasard et que chacun est maitre de son destin et là, il a du mal à entendre que je suis devenu gardien à Cordouan sans rien connaitre de cet arrière-oncle.
- Je comprends qu’un esprit cartésien soit perturbé par ce genre de vérité.
- Regarde mon grand-père. Il fait illusion mais je vois qu’il a l’air soucieux.
- Lui aussi, il a de quoi être perturbé. Je suis en train de regretter d’être l’instigatrice de cette histoire.
- Moi, je ne regrette pas. Cela nous a permis de nous rencontrer.
Il ponctue sa remarque d’un petit bisou dans le cou qui ne passe pas inaperçu. Après avoir été charriés par une partie de l’assemblée, nous dévorons le poulet farci accompagné de frites, une réussite. Puis vient le tour du dessert. Pendant que Christine et Marie découpent les parts, Nicolas et Olivier remplissent les verres de champagne et Guylaine conduit le fauteuil de Lola à coté de Mamie Anne. Un gros pot d’Hortensia bleu est calé sur ses genoux. Les trois enfants de Mamie Anne ont décidé de profiter de cette occasion où ils sont tous réunis pour célébrer la fête des mères un peu en avance. Mamie Anne essuie une petite larme et caresse les cheveux de Lola en la remerciant d’être la factrice de ce cadeau. Je ne pense pas que Lola comprenne le message mais elle est heureuse de participer et savoure les applaudissements. Son éclatant sourire remplit ses parents de bonheur. Papymile recule alors son siège et se hisse lentement sur ses jambes. Il attrape son verre et le lève d’une main si tremblante qu’un peu de champagne s’échappe sur les bords. Il réclame le silence.
- A votre mère , ma merveilleuse femme qui mérite toutes les attentions qu’on lui témoigne. Et je voudrais avoir une pensée pour quelqu’un que je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer et dont j'ignorais même l'existence …à mon tonton Régis.
Tout le monde lève alors son verre et crie « à Mamie Anne » suivi quelques secondes plus tard par un « Et à tonton Régis ». Alors que Yann aide son grand-père à se rasseoir, Papymile agite son index en direction de Malo pour l’inviter à le rejoindre. Quand Malo est auprès de lui, ils échangent quelques mots. Je vois Malo acquiescer de la tête et partir vers Maé à qui il adresse quelques messes basses à l’oreille. Maé opine du chef à son tour et quitte la pièce. Quand Malo me rejoint, je suis impatiente de connaitre la signification de cette scène qui vient de se dérouler sous mes yeux. Je le questionne immédiatement alors qu’il pianote sur son smartphone :
- Tout va bien ?
- Oui, tranquillise-toi. Papy m’a demandé si c’était possible d’avoir une copie de l’acte de mariage pour pouvoir l’ajouter à ses documents. Je suis en train de l’envoyer en pièce jointe sur la messagerie de Maé et lui est parti ouvrir le mail sur son ordi pour l’imprimer.
- Oh ! D’accord. J’avais peur qu’il soit tracassé et qu’il te demande ce qu’était devenu Régis.
- Eh bien, il me l’a demandé mais j’ai à nouveau différé à après le dessert. Il m’a répondu que dans ce cas, il n’allait pas boire le champagne pour garder l’esprit clair. Je dois prendre des forces pour être à sa hauteur.
- Hey, c’est pas pour autant que cela t’autorise à piocher dans mon gâteau !
- C’est parce que tu as eu une part au chocolat et moi aux fraises, faut bien que je goûte !
- Chapardeur et gourmand. Tu n’améliores pas ton tableau... ni moi le mien…
En prononçant cela, comme il l’a fait quelques secondes avant, je vole une grosse cuillérée de sa charlotte aux fraises. Emmanuel, en face de nous, nous gronde gentiment :
- C’est pas bientôt fini ces chamailleries, les amoureux !
Pour toute réponse, Malo et moi nous regardons et, les lèvres pleines de crème, nous nous claquons un smack bruyant. Marie est allée chercher la petite Eugénie qui braillait dans son siège- auto et la love dans les bras de Mamie Anne à qui elle tend également un biberon. Marie a tapé dans le mille. Malgré son grand âge, la vieille femme sait encore y faire avec les bébés et ne boude pas son plaisir de câliner son arrière-petite-fille. Patrick divertit son beau-père en lui racontant les soucis que lui cause un lapin errant dans les jardins, qui lui déterre et grignote ses plantations. Chacun peut l’entendre pester contre l’animal qui ruine son potager et contre Guss qui n’est même pas capable de le faire fuir. Le chien, assis sous la table semble hermétique aux doléances de son maitre et happe les miettes de repas que Papymile, facétieux, lui lance à l’insu d’Olivier. Maé revient avec une feuille de papier qu’il tend à son grand-père puis nous informe qu’il fait super beau dehors, que ce serait dommage de ne pas en profiter. Il propose d’aller prendre le café sur la terrasse derrière la maison.
- Emmenez quelques chaises. Là-bas il n’y en a que six.
L’exode s’organise. Il y a ceux qui prennent les chaises, ceux qui prennent le café, les tasses, ceux qui s’occupent de Lola et d’Eugénie, ceux qui soutiennent Papymile et Mamie Anne, les gosses qui se ruent sur la pelouse, et Malo qui pense à attraper le dossier de son grand-père. Toute la troupe parcourt les quelques mètres qui mènent à la terrasse. Les deux fauteuils de jardin reviennent aux arrière-grands-parents. En s’asseyant, Papymile attire Malo à lui et l’invite à s’assoir à ses côtés. C’est un moment qui leur appartient, j’en connaitrai la teneur plus tard. Je m’assois à même la terrasse, au bord de la pelouse et je retire mes sandales pour profiter de la fraicheur de l'herbe coupée ras. Papymile est inquiet pour son petit-fils. Que ressent-il depuis qu’il sait avoir hérité de l’âme de tonton Régis ? Comment gère-t-il cette nouvelle ? Faut-il y voir une réincarnation ? N’avait-il jamais entendu parler de cette histoire qui aurait induit son choix ? Par sa mère peut-être qui l’aurait tenu de sa grand-mère? Malo réfléchit très fort, creuse et fouille dans sa mémoire la plus reculée et même la plus inconsciente …Mais non, rien, il ignorait jusqu’à l’existence de ce Régis. Est-ce difficile pour lui maintenant de vivre ce destin qui croise le passé ? Non, il se sent serein et s’il y a une puissance au-dessus de nos têtes qui a fait ce choix pour lui , et bien il l’en remercie car il apprécie vraiment son métier. A ce point de leur conversation Malo m’appelle. A mon arrivée, il s’adresse au vieil homme :
- C’est Laurence qui a enregistré les documents sur son portable. Est-ce que cela t’intéresserait de voir un portrait de Régis?
- Vous avez un portrait ?
- Toi aussi, tu en as un, je te rappelle qu’il est sur la photo du mariage.
- Tu as raison. Mais il tourne la tête, on ne distingue que son profil, de toute façon, quand je regardais cette photo, c’était exclusivement pour retrouver le visage de ma mère.
J’ai affiché le dessin du gardien de Cordouan et je tends mon téléphone à Malo qui l’oriente vers son papy. Celui-ci plisse un peu les yeux pour mieux accommoder sa vue sur l’écran.
- Le visage est un peu plus buriné mais c’est la réplique de mon père. C'est pareil que toi et ton frère... vous êtes la réplique l’un de l’autre. Ont-ils d’autres documents le concernant au phare ?
- Oui. Il y a des agendas avec des relevés d’activités qu’il a rédigé mais ce ne sont que des données professionnelles.
- Sais-tu quand et où il est décédé ?
- Oui.
- Quand ?
- C’est une histoire un peu tragique, es-tu sûr de vouloir l’entendre ?
- Gamin, j’ai pas loin de quatre-vingt-dix ans, des horreurs, j’en ai entendu d'autres.
- Bien. En fait il a été porté disparu lors d’une tempête alors qu’il regagnait le phare dans un chalutier. Ils étaient quatre dans le bateau et ils ont tous péris dans la tempête. Le bateau a été déchiqueté par les vagues.
Le grand-père réfléchit en fronçant les sourcils puis affirme :
- C’était un 22 juin.
Malo me regarde. Je connais les dates par cœur à force de les regarder. Je lui réponds oui de la tête.
- C’est vrai. Comment le sais-tu ?
- Tous les 22 Juin au soir, ma mère quittait la maison et allait méditer sur la plage face aux vagues. Parfois , elle m’autorisait à l’accompagner. Invariablement elle rentrait les yeux rougis par le chagrin…Peux-tu me donner la carte postale ?
Malo s’exécute. Papymile tire de la poche de sa chemisette le papier que Maé lui a apporté, l’acte de mariage. Et dans ma tête les informations s’alignent. C’est un vieux monsieur de quatre-vingt-huit ans qui me montre la voie et qui découvre ce grain de sable qui me préoccupe depuis quelques heures. C’était là, devant mes yeux, depuis le début de mes recherches, c’était une évidence mais je ne l’ai pas captée. Je suis vraiment heureuse que ce grand-père l’ai découverte par lui-même, nous ne vivrons pas l’embarras de lui révéler. Papymile a chaussé ses lunettes de presbyte et scrute l’un puis l’autre des documents plusieurs fois de suite. il reprend d'un ton très calme:
- Qu’est-ce que tu en penses Malo ? Regarde les signatures. Celles des témoins sur l’acte de mariage et l’écriture de la carte. Qu’est-ce que tu en penses ?
- Oh ! Mon Dieu !
Malo se retourne vers son grand-père dont le visage devient soudainement plus paisible.
- Pas d’affolement, cela ne changera rien. Juste, aujourd’hui, je sais. Merci mon garçon.
Emile attrape la main de sa femme qui discute potins avec Guylaine. Elle se retourne, le regarde et comprend instantanément que quelque chose a changé. Les yeux plus clairs peut-être, ou les rides moins creuses, le regard plus serein à l'évidence. Elle s’alarme :
- Ça va ?
- Certainement… mieux que jamais.
Il n’y aura pas de larmes, pas de regrets. Pas de grande annonce. Personne d’autres ne saura en dehors d’Emile, Malo et moi. Papymile profitera encore quelque années de la levée du secret de sa naissance. Il n’y aura plus d’urgence. Le temps reprendra sa vitesse de croisière. L’océan restera calme et l’air limpide. Quelque part, dans l’au-delà, deux amoureux seront réunis autour de leur fils. L’éternité leur offre la voûte céleste pour, enfin, abriter leur amour.
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