Les trois brutes formaient une sorte de tête de lance. Brandon occupait la pointe, Kévin et Lucien les tranchants. Le meneur lançait des blagues salaces à ceux qui ne s’écartaient pas assez vite de leur chemin. Ils fendaient la foule de lycéens, piétinaient le goudron de la cour comme s’il leur appartenait.

Joachim les comparait à des hyènes. En bêtes avides et cruelles, elles choisissent leur victime parmi les plus faibles du troupeau. Adossé à un pylône du préau, il les observait et s’interrogeait sur l’identité de leur prochaine cible. Les trois garçons se resserrèrent, ils avaient trouvé. Leur chef pointa du doigt les bancs à côté du grillage, près de la porte du gymnase.

Le cœur de Joachim accéléra. Il reconnaissait la fine silhouette. Laureline, plongée dans son livre, les écouteurs vissés dans ses oreilles, coupée du monde, ne se rendait compte de rien.

Joachim aimait bien Laureline. Avec ses grosses lunettes, ses cheveux toujours décoiffés, ses vêtements à la pointe de l’antimode, elle n’attirait pas la sympathie des autres élèves, mais Joachim regardait au-delà des apparences. Il avait vu les beaux yeux bleus, le joli ovale de son visage. Ce qu’il appréciait entre tout, son petit nez en trompette qui se fronçait lorsqu’elle rêvassait.

Les trois brutes avançaient vers la jeune fille. Ils étaient costauds et dénués de scrupules.

Joachim évalua ses options et se remémora les paroles de son maître de taï-chi self-défense. « Face à des lâches perfides, sois dur comme la pierre, rusé comme le renard et agile comme le serpent. » L’attention des brutes se focalisait sur leur proie. Joachim se rapprocha, les contourna et attendit le moment propice.

Dès que le chef de bande saisit le fragile poignet de la jeune femme, Joachim entra en action. Il passa à droite de l’agresseur et lui frappa l’œil de la paume.

À demi aveuglé, Brandon lâcha Laureline et recula d’un pas. Joachim chassa son pied d’un adroit balayage.

L’agresseur chuta lourdement et s’empêtra dans les jambes de ses complices. Joachim en profita. D’une poussée rendue forte et décisive par son chi, il les déséquilibra et les envoya rejoindre leur chef au sol.

Toute en gardant un œil sur ses adversaires, Joachim se retourna vers Laureline. Dans son regard, il put lire de la reconnaissance, peut-être même un peu plus que ça.

— Hé, gros naze !

La voix surgit de la brume, les yeux de Joachim peinèrent à mettre au point sur son interlocuteur. Il ne discernait qu’une boule rouge avec des grandes oreilles devant lui.

— Hé, gros naze ! Casse-toi de mon banc ou je te casse la bouche.

Joachim émergea de ses rêveries, la vue brouillée. Une dizaine de secondes lui furent nécessaires pour distinguer la figure cramoisie de Brandon.

— Tu m’écoutes ou j’utilise le langage des mains, aboya Brandon en attrapant Joachim par le col.

Les paroles de Robert, le prof de taï-chi de Joachim au Rob sport Gym, résonnèrent dans sa tête en un message très différent. « Évite de te battre contre plus fort que toi, tu n’y gagneras ni respect ni gloire, juste des bleus. » Fort de la sagesse de ces propos, Joachim leva les mains en signe d’apaisement.

— C’est bon, désolé, j’attendais un pote, je le vois qui arrive. Excuse pour le banc, bafouilla-t-il en se levant.

— Ouais, c’est ça, casse-toi, grogna Brandon en lâchant Joachim.

Joachim n’attendit pas qu’il change d’avis et s’éloigna le plus loin possible. Kevin Brandon et Lucien, les trois terribles du lycée. Des connards de première certes, mais des connards solidaires que Joachim préférait éviter. Il aurait dû se douter qu’il les trouverait ici. Ce n’est pas tous les jours qu’on inaugure le plus grand centre commercial d’Europe. En y réfléchissant un instant, Joachim se dit qu’il risquait d’y croiser tout le lycée. Avec un peu de chance, Laureline aura eu l’idée de venir. Peut-être même aurait-il le courage de lui parler.