Chapitre 3 - La forêt (1)

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Le cri fonçait droit sur lui. Il hurlait de terreur. Hurlait, hurlait. Ses tympans sifflèrent. Quelque chose lacérait sa peau. S’accrochait à lui. Quelque chose… d’humain. Elias tomba de son rocher, emmenant son agresseur avec lui.

—Hé !

La voix d’Isaac. Son odeur se mêla à celle de la forêt et tout à coup Elias se sentit libéré du poids qui l’oppressait. Une masse sombre se détacha de lui et disparut. Quoi ? Avait-il vraiment vu quelque chose ? Dans la panique, son esprit déraillait. Elias poussa sur ses mains pour se redresser, le dos collé de feuilles humides. Isaac berçait la chose qui pleurait.

—Isaac ?

Ses battements de cœur se calmèrent. Cela n’avait pas l’air si dangereux. La curisité l’emporta sur la peur et il s’approcha doucement des bruits, bras penchés vers l’avant. Un pas après l’autre, il contourna la chaleur du feu qui réchauffait son visage. Ses pieds butèrent sur un obstacle inconnu aussitôt identifié par ses mains comme une bûche ronde et rugueuse. Il n’eut pas le temps de l’enjamber qu’Isaac lâcha :

—Rien qu’un môme.

Ici ? En plein milieu de la forêt ? A une journée de marche de Kyrina ? C’était tellement invraisemblable.

—Quoi ?

—Tiens-le.

Un bruissement de tissus plus tard, Elias se retrouva assis sur la bûche, un poids chaud contre son torse. Le petit corps reniflait et s’agrippa à lui. Des cheveux doux et bouclés chatouillèrent ses narines avec une odeur de terre et un mélange de savon. Isaac s’agitait derrière eux, farfouillant parmi les broussailles. Il jeta quelque chose aux pieds d’Elias.

—Sa chaussure. J’reviens.

Décidément, ce petit lui ressemblait. Elias plia ses genoux et le posa sur la bûche. Ce dernier ne desserrait pas les doigts qui tenaient son manteau. En digne contorsionniste, Elias attrapa du bout des doigts la chaussure et tâtonna pour trouver le pied esseulé. Le petit rit, sans doute chatouillé par ses mouvements hasardeux. Elias insista volontairement et l’enfant se mit à rire de plus belle. Un sourire gagna ses propres traits. Il enfila la chaussure sur le pied et la laça péniblement. C’était plus simple sur les siens. Il dût s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à passer le fil dans la boucle, et serra le tout.

—Comment t’y t’appelles ?

—Elias.

—Moi c’est Maël !

Comme le Maelström ? Qui avait eu l’idée saugrenue de nommer son enfant ainsi ? Sans doute une mère qui ne devait pas beaucoup l’apprécier pour le considérer comme le mal le plus profond de Thera. Il ne pouvait voir son visage, mais il imaginait sans peine la bouille malicieuse du garçon.

—T’as quel âge ?

—Treize ans.

—Moi, cinq ! J’y allais passer le test de Pratchett bi’ntôt !

Le test. Elias avait détesté ce jour-là. Il voyait encore à l’époque. Ses parents n’avaient pas arrêté de lui mettre la pression. « Fais de ton mieux, mais surtout ne deviens pas Usuel ! » Voilà le genre de phrase que pouvait dire sa mère. Comme si les Usuels étaient moins importants que les autres, parce que leur magie était plus faible. Le test mesurait la magie présente dans leur sang, et donc leurs aptitudes futures. Cela pouvait évoluer en grandissant, mais jamais personne n’avait dépassé le stade attribué par le test. Tous les enfants de six ans le passaient. Les plus forts entraient dans les Ordres de prêtresse ou de sorciers pour développer leurs sorts ou se vouer aux dieux. Les suivants devenait Assistants, ils créaient tous les outils magiques nécessaires, tel que l’impri-parch’ ou la longue-vision, inspiré des créations terriennes. Ils pouvaient aussi devenir soigneurs. Ensuite venaient les usuels, souvent des classes plus pauvres qui utilisaient les outils créés par les Assistants pour construire, distribuer ou écrire. Ceux qui n’avaient pas assez de magie pour manipuler ses outils se retrouvaient au rang des Ressourciers, condamnés à utiliser la force brute de leur corps pour procurer le matériel nécessaire aux autres strates.

—Tu voulais devenir quoi ?

—Sorcier ! Le plus fort de tous les temps !

Sans surprise, comme tous les petits gars. Un bruissement de feuilles signala le retour de Isaac.

—Y’a rien.

—Si y’avait une madame qui me regardait et elle m’a attrapé !

Une branche sans-doute. Dans la nuit, les impressions étaient trompeuses.

—En plus, elle avait un chien, très, très gros !

Un chien ? C’était plus compliqué à imaginer. Isaac grommela qu’il n’en savait rien et poussa le petit pour s’asseoir à côté de lui. Elias refit marche arrière jusqu’à son caillou, avec une prudence qui le ralentissait au plus haut point. Si seulement il n’avait pas besoin de toutes ses simagrées pour retourner s’asseoir.

—T’as quoi ? demanda Maël.

—Rien.

Ce mioche allait lui faire regretter le calme taciturne d’Isaac.

—Elias est aveugle.

Ou pas.

*

— Pause, lâcha Isaac.

Elias tatônna autour de lui, jusqu’à trouver un support pas trop humide pour s’asseoir. Une souche pourrie entourée de mousse verte. Il était épuisé. Ses pieds criaient grâce. Il en avait assez de marcher au hasard.

Maël ne restait pas en place et parlait tout seul avec un bâton en frappant un tronc d’arbre.

— Prends-ça le trou, prends-ça !

— Isaac ? demanda Elias. Dans quel port sont mes parents ?

— Le port le plus proche est Zernyth, mais ils n’y seront pas.

— Quoi ?

— Beth et Yvan. Ils n’y seront pas.

— Ils ne m’abandonneraient jamais.

— C’est pourtant ce qu’ils ont fait.

De quoi parlait-il ?

— Non, ils sont allés chercher un remède pour mes yeux.

— Un remède ? Mais Elias, il n’existe pas !

Quoi ? Il n’arrivait plus à s’exprimer. Les mots restaient coincés dans sa gorge. Il allait rester aveugle… à vie ? Non, il ne pouvait l’accepter. Ni que ses parents ne reviendraient jamais.

— Tu as tort ! s’échauffa-t-il.

Isaac ne répondit rien, le laissant se morfondre dans son propre silence intérieur. Ses parents étaient tout pour lui. Sa vue aussi. Il ne pouvait pas rester comme ça pour toujours, non. Première étape, ne plus dépendre de ce shlag d’Isaac. Il ne supportait plus de frémir à chaque pas, de peur que quelque chose lui tombe sur le coin du nez.

Elias se baissa et farfouilla dans les feuilles humides.

— Aïe !

Ses doigts avaient rencontré des ronces. C’était bien sa veine.

— Maël ?

— Oui !

Des pas pressés se faufilèrent sur les feuilles qu’il fit craquer.

— Tu veux bien me donner ton bâton ?

— Oui, mais t’y fais attention ! C’est le bâton de la mort qui tue !

— Promis, il va m’aider.

Il réceptionna le bâton prenant un coup sur la tête au passage grâce à la délicatesse de Maël. Elias glissa ses doigts le long, évaluant sa taille et sa robustesse. Même s’il n’y avait pas vraiment de doute sur ce dernier point, vu le temps que Maël avait passé à le frapper contre le tronc. Son odeur flottait toujours près de lui, signe qu’il l’observait. Il sentait son regard peser sur lui.

Elias posa le bâton de part et d’autre de ses cuisses et se concentra. Il avait besoin de confiance pour que le bois lui réponde et de surprise pour qu’il détecte les obstacles. Deux émotions qui n’étaient pas liés. Il lui fallait passer par la peur pour les gérer ensemble. Il matérialisa le bâton dans son esprit magique, le mathiak, et chercha au fond de lui-même toute la peur ressentit ces derniers jours. Il en avait un bon paquet en stock, ça tombait bien. Avec le flux noir de la peur, il tissa le vert et le bleu des deux autres émotions, enroulées autour du bâton. Le vert s’enroula plus fort à une extrémité et la surprise à l’autre. Le bâton réagirait par vibration, tant qu’il aurait assez de peur pour l’alimenter. Il lui faudrait le recharger régulièrement car ces pouvoirs d’Assistants n’étaient pas assez puissant pour créer des objets éternels mais cela suffirait pour éviter de se prendre les pieds dans tout et n’importe quoi. Il referma sa forêt imaginaire et rencontra à nouveau le rien du réel. Rien, ni noir, ni gris, ni blanc. Juste rien. Vivre sans couleurs était un supplice de chaque instant quand on les avait connus si vivaces. Il devait creuser l’apparition de cette masse sombre. Ce quelque chose qu’il n’aurait pas dû pouvoir distinguer. Soit sa vue lui revenait, soit… il tombait dans la folie.

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