Chapitre 4 - Le port (1)
Elias ne parla pas de ce qu’il avait cru voir la nuit. Isaac vint prendre sa place au milieu de la nuit et il se blottit dans la couverture déjà chaude avec délice. Le lendemain, ils continuèrent de descendre vers la ville. Bientôt des relents de sel, charriés par le vent entourèrent leur pas. Si seulement des navires étaient encore là, si seulement ils trouvaient une place pour quitter cet endroit maudit. Dès que leur voie rejoignit celle qui se dirigeait vers l’Est, Elias se sentit oppressé par le bruit et le monde. Comme s’il avait soudainement sorti la tête de l’eau et prenait de plein fouet les bruits de la foule. Il s’était habitué au calme de la forêt. La tension dans l’air déteignait sur lui. Les gens criaient, se bousculaient. Cela faisait pourtant déjà plusieurs jours que le continent se trouait de toutes parts. Pourquoi fuyaient-ils seulement maintenant ?
Un autre trou devait avoir apparu à Zeynith. Elias stoppa sur les pavés. Il était perdu. Où étaient Isaac et Maël ? Cessant de se mouvoir, il devint une cible de choix. Gênante. Bonne à abattre.
—Oh ! Pousse-toi !
Elias s’écarta au hasard d’un côté, son bâton ne lui étant d’aucune aide. Il frappait dans les pieds des gens ou la multitude de charrette. Contrairement à sa première sortie, il ne paniqua pas. Isaac allait le retrouver. Il devait juste se mettre à l’abri en attendant. Il poussa son effort sur le côté, bousculant un lourd sac qui s’étala dans un bruit sourd ponctué de tintements. Les gens emportaient leurs bijoux avec eux ?
—Hé ! Dégage de là ! Ou c’est moi qui vais m’charger de toi ! Toquard.
Elias ne bougea pas. Un seul mouvement maladroit et l’homme s’en prendrait à lui. Et il ne savait absolument pas quelle direction était la bonne. L’autre grinçait des dents. Un coup allait partir. Elias serra ses phalanges sur son bâton. Il devait se baisser dès qu’il sentirait l’air bouger autour de lui. Il pouvait peut-être éviter les dégâts les plus importants en orientant son visage sous le bon angle.
—Elias !
La grosse voix d’Isaac arriva à point nommée. Le soulagement le fit trembler. La main de son oncle s’appesantit sur son épaule, d’un poids solide, infaillible. L’homme marmonna des excuses et se détourna, sans doute impressionnée par l’aura de confiance dégagée par Isaac. Elias se retint de sourire, il aimait quand ses détracteurs se retrouvaient mis à défaut par la simple présence d’Isaac. Ce dernier ne lâcha pas son épaule et le poussa en avant, le dirigeant comme un bouclier alors qu’il n’était rien de tout ça. La voix de Maël lui parvint d’une hauteur. Où était-il perché ?
—On t’avait perdu ! T’as raté la dame qui a pris son armoire avec !
Une armoire ? Mais pourquoi faire ? Isaac ronchonna à ce sujet, traitant tous ces citadins d’idiots qui allaient à une mort certaine. Si Elias espérait que la foule se tarirait à l’entrée de la ville, ce fut tout le contraire. Plus ils s’approchaient du port, plus le tout se densifiait.
—trimballer un aveugle et un mioche dans tout ce foutoir…
Isaac l’empoigna soudain, le soulevant du sol pour le parquer en hauteur sur ce qui semblait être un tas de caisse. Maël rejoint rapidement son perchoir, au plus grand ravissement du gamin qui prit son rôle de description très à cœur. Trop.
—Y’a des shyrlas ! Des tas ! Ca brille !
—C’est parce qu’ils sont en argent.
Maël entendit à peine son commentaire, trop pris dans l’excitation de toute cette foule.
—Y’a plein de monde dedans ! Ils se poussent pour entrer ! Oh !
—Quoi ?
—Elles y ont jeté une porte dans l’eau ! Et elles z’y grimpent d’ssus ! Mais ça marche pas ça !
—Tout dépend de la taille de la porte.
Plus Maël parlait, plus Elias était pris entre deux émotions. Celle de savoir ce qui se passait et celle de ne pas pouvoir voir par lui-même, dépendant des commentaires d’un enfant de cinq ans. Joie. Un murmure effaré de ce dernier fit monter son supplice en flèche : celle de lui demander de continuer !
—Quoi encore ?
—La barque coule ! Ils vont y être tout mouillés !
—Ouais, c’est ce qui arrive quand on va dans l’eau.
Maël pouffa, amusé par son trait d’humour qui n’était qu’un commentaire cynique et agacé. Trop bon public ce môme.
—Oh les deux gosses là-haut ! Descendez de mes caisses !
Turpink. Les problèmes commençaient à arriver. Isaac était parti trop longtemps, ils devenaient trop visibles. Il fallait partir sans faire d’histoire.
—Maël, aide-m…
—Nan !
Comment ça non ? La femme en bas cracha à terre, s’approchant pour les houspiller plus fort.
—Si vous d’scendez pas très vite, j’fais tout tomber.
—Nan ! Isaac l’a dit de pas bouger ! Alors j’y bouge pas !
Mais ce gamin était complètement dingue. Il fallait pas mettre les gens en colère comme ça. Elias plia ses jambes et glissa vers l’avant. Son bâton calé dans sous le bras, la manœuvre était périlleuse, surtout quand on ignorait à combien de distance se trouvait le sol. Environ la taille d’Isaac, ce qui était déjà assez pour se fouler une cheville. Ses doigts ne trouvaient prise. Son bâton glissa et tomba. Au moins savait-il désormais où se trouvait le sol. Dans son mouvement, les caisses commencèrent à pencher, le plaçant en équilibre instable.
—Oh, oh ! Ne bougez plus ! gueula la femme.
—T’y vois ! J’avais raison.
Elias hocha la tête, tétanisé à nouveau par le risque, la peur, l’inconnu. Turpink. Un raclement de bois plus tard, il trouva une marche solide sous ses pieds. Une main lui aggripa le coude et l’aida à descendre. La terre ferme. Enfin.
—Maël, descend.
—Nan !
Elias poussa doucement la pile de caisses et une masse sombre apparut à la position de la voix de Maël.
—J’y descend mais c’parc’que j’ai tout vu !
La peur. C’était la peur qu’il voyait. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il voir les émotions, ce qu’il y avait de plus intangible sur Thera ? Pris de court, il n’avait pas entendu ce que disait la femme, au milieu des bruits de la foule qui continuaient de s’agiter sans raison. Elle n’était plus seulement inquiète mais… en colère. Les hurlements n’étaient plus aîgus mais chargés de graves et d’insultes. La femme lui fourra le bâton dans les mains et le poussa vers l’avant.
—Venez dans mon bar, c’pas les clients que vous allez déranger.
Maël obéit sans rechigner et Elias les suivit, frappant les bords de la petite porte qui devait se tenir à proximité des caisses. Pour mieux manquer basculer dans le trou juste devant l’entrée.
—Faut enjamber.
Maël sauta par-dessus dans un cri joyeux, tandis qu’Elias le contourna prudemment, s’aidant de son bâton et de l’aide toute relative de l’enfant.
—Comment t’y t’appelles ? demanda aussitôt Maël.
Elias soupira et s’assit sur le premier siège que ses mains trouvèrent. Il n’avait pas envie de s’aventurer au hasard et trouver un nouveau défaut dans le plancher. Les pas de la femme parcoururent la pièce en plusieurs sens, accompagné par un tintement de céramique. Elle posa un récipient à côté de lui.
—De l’eau.
—Delo ? C’pas un nom ça !
La femme éclata de rire.
—Non, je m’appelle Perina.
—Moi c’Maël et lui Elias ! On y attend Isaac, il a allé chercher un bateau.
Un nouveau raclement de chaise, signe que Perina venait de s’asseoir à son tour.
—S’il y parvint, j’lui tirerai mon chapeau.
—T’as pas d’chapeau.
Elle rit à nouveau, mais celui-ci s’éteignit aussi vite, comme si toute joie ne pouvait plus s’attarder en elle.
—Pourquoi vous restez-là ? demanda Elias.
Tout le monde fuyait, mais pas elle. C’était étrange. Pourquoi s’accrocher à sa maison ainsi, qui en plus était rongée par la même malédiction que le reste de Nelor ? Un long soupir fut la première réponse qu’il obtint.
—Et pour aller où ? Recommencer ma vie sur un autre continent ? Rouvrir un bar alors que j’avais tout investi dans celui-là ?
—Un bar ? Mais y’a personne ! enfonça le clou Maël.
Elle n’en prit pas rigueur et poursuivit son récit, la voix plus tremblante, comme si ses yeux s’embuaient et que le desespoir l’habitait. Non, c’était bel et bien le cas.
—Ce bar c’est mon bateau à moi. Je le quitterai pas avant qu’la mort me prenne.
Soudain, la porte vola contre le mur, d’une force colérique phénoménale.
—Isaac ! On y a trouvé un bateau ici !
—Ecarte-toi d’eux, femme !
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