L'humain, cet égoïste

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Lundi matin, 9h30

A ce moment-là, je vivais un pur instant de bonheur. Assise sur un banc, peu confortable certes, face à la mer, dans un des seuls endroits déserts de ma faculté. Une cigarette allumée, emmitouflée sous un bonnet, je me sentais apaisée. Ces petits moments d’allégresse étaient rares mais si intenses. En fermant les yeux, le moment atteignait son paroxysme.

  • Bonjour.

Comme si le ciel m’avait entendu et qu’il voulait me jouer un mauvais tour, une voix grave résonna derrière moi. Doucement, de manière à retarder l’inévitable, je me retournai pour apercevoir cet homme qui, sans même prononcer une phrase, m’exaspérait déjà. Ce putain de psy.

  • Que faites-vous là?

Je tentais de garder mon calme mais il tombait vraiment au mauvais moment. Je détestais me sentir surprise, ne pas contrôler les évènements.

  • Je suis venu donner une conférence promotionnelle. Comme vous le savez déjà, j’ai sorti un livre récemment.

Je trouvais cela étrange, malgré son explication. Dans une immense faculté, cela semblait être une énorme coïncidence qu’il tombe sur moi. Intérieurement, je notai de me méfier. Peut-être était-ce un psychopathe qui jouait le rôle du psychologue pour attirer ses proies? Pendant que mon esprit concoctait un millier de plans pour m’échapper, lui, semblait amusé. Il savait parfaitement tout le mal que je pensais de lui mais il se délectait de la situation. Quelle espèce de sadique. Comme s'il avait entendu mes pensées, et qu’il voulait encore plus me défier, il prit place sur mon banc. À l’autre bout, certes, mais c’était déjà bien trop proche.

  • Alors, puis-je connaître votre prénom? me questionna-t-il.
  • Sérieux? Vous devez avoir le double de mon âge, c’est franchement malsain.
  • Je ne cherchais pas à vous draguer, rit-il si fort que j’en fus presque vexée. Je m'interrogeais simplement.

Ma cigarette à la main et les rayons du soleil qui frappaient ma joue me donnaient du courage. Le courage de me contenir face à cet homme. Si je réfléchissais sérieusement, je me rendrais compte qu'il n'y avait aucune raison de le détester. Je ne le connaissais même pas. Mais sa profession me déplaisait fortement.

  • Je m’appelle Anna.

La mâchoire serrée, le regard lointain, je finis par lui révéler l’information qu’il me réclamait.

  • Très joli prénom! Vous êtes de la région, Anna?
  • Non, je suis d’ailleurs.

Comme s'il cherchait à tester mes capacités de self-contrôle, il ouvrit la bouche pour me poser une nouvelle question indiscrète. Il la referma instantanément quand il lut l’expression de colère naissante sur mon visage. Nous restâmes quelques minutes comme ça : lui de son côté du banc, moi du mien. Je me demandais pourquoi il était là. Je me comportais de manière très impolie depuis notre rencontre, alors pourquoi il demeurait assis près de moi? Pendant une minute, j’eus l’espoir qu’il s’inquiétait pour moi. Mais très vite, le souvenir du serveur aux yeux clairs me revint en mémoire. Le psy n’était pas différent : il cherchait lui aussi une source d’inspiration dans le chaos. Le silence apaisait mon ressentiment envers cet homme, mais le soleil commençait à tomber et ma confiance lui emboitait le pas. J’osai tout de même lui poser une question. La seule qui m’intéressait réellement.

  • Pourquoi est-ce que vous faites ce métier?
  • J’étais alcoolique. Pendant très longtemps. Enfin, au début parce que j’ai très vite essayé tout un tas de drogues également. C’est simple : cite-moi une drogue, je suis sûr que je l’ai déjà testée. Un timide rire s’échappa de son être, son regard était attiré vers le sol et je sentais à quel point c’était dur de me faire cette confidence. J’ai dû fuir beaucoup de choses et me battre contre moi-même pour arriver à lutter contre ça. Quand on passe à deux doigts de mourir sous un pont à cause d’une seringue de trop et d’un taux d’alcool qui atteint des sommets, on se remet très vite en question. J’ai compris que si je voulais m’aider moi-même, je devais aider les autres. Depuis mon premier patient, avec l'aide de médecins spécialisés dans l'addiction, je suis sobre. C’est une sorte de cure, la seule qui ait vraiment marché sur moi.

Sidérant. En l’espace de quelques semaines, j’avais rencontré deux des personnes les plus sincères que je connaissais. Si on considère que savoir relier ses paroles à ses actions, c'était faire preuve de sincérité, alors oui la sincérité leur appartenait. Mais ces deux hommes avaient également la franchise, car capables de répondre la stricte vérité quand on leur posaient une question. En plus de ça, ils paraissaient assez honnêtes pour se confier à moi naturellement, sans rien demander en retour. Je demeurais incapable d'avouer une faiblesse si grande à une parfaite inconnue. J’avoue avoir été sincèrement émue mais je n’ai pas pu m’empêcher de le critiquer.

  • Donc, vous êtes une sorte de docteur qui guérit les autres pour se guérir lui-même? C’est si égoïste.
  • Je le suis. Il marqua une pause avant de reprendre. Égoïste. Qui ne l’est pas réellement? L’égoïsme, c’est le propre de l’homme en fin de compte.
  • Je ne suis pas du tout d’accord. Certaines personnes savent faire preuve d’une générosité sans faille, d’un profond dévouement. Ils se donneraient corps et âmes pour les autres. Retiens tes larmes Anna, tu n’es pas un bébé.
  • C’est intéressant que vous utilisiez l’expression « se donner corps et âme » comme si la personne qui commet un acte non - égoïste devrait se séparer d’une partie de lui même. De la partie de lui instinctive qu’est l’égoïsme. À votre avis, n’y a-t-il pas une part d’égoïsme ou d’égocentrisme dans l’altruisme? Celui qui est généreux ne l’est-il pas pour satisfaire une envie personnelle d’être là pour les autres? Le fait d’être dévoué à l’autre, souvent au prix de sacrifices, lui permettrait de s’épanouir émotionnellement dans le besoin d’être présent pour autrui. Avec mon métier, j’ai pu remarquer qu'il s'agit généralement de personnes qui ont peur d’être abandonnées. Alors, elles se dévouent, se donnent corps et âmes comme vous dites. Luttant contre leur nature animale d’égoïste, pour être certain que la personne a qui elle rendront service ne pourra plus l’abandonner sous peine de ressentir un fort halo de culpabilité, que peu de personnes supportent.

Nous étions restés là, quelques heures durant, à débattre de la nature humaine et du lien non-intéressé qu’il peut exister entre plusieurs personnes. J’affirmai que l’humain pouvait être bon sans intrinsèquement attendre quelque chose en retour ou sans chercher à se satisfaire lui même. Lui, ne pouvait pas admettre qu’il pouvait exister dans la nature humaine un martyr : quelqu’un qui soit assez généreux pour donner à l’autre, au point de devoir faire des sacrifices, sans attendre aucun retour ni de l’autre ni de lui-même. J’étais absorbée par cette discussion, je n’ai pas vu la lune qui commençait à pointer le bout de son nez, ni décroché quand Louise m’a appelée. Il y avait quelque chose chez cet homme que je méprisais et que j’admirais. Un flot constant de sentiments voguant de la haine à l’amitié. Je criais à en perdre la voix quand il refusait de se remettre en question et je me suis également surprise à rire quand il se moquait de ma façon de trop prendre à coeur certains sujets. Ce fut une soirée riche en rebondissements et en surprise. La plus grande fut que, pour la première fois en trois semaines, je n’étais pas allée au bar ce soir-là.

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