Un air de confidence
" Où suis-je ? " . Cette phrase résonnait dans ma tête. Mes yeux peinaient à s’ouvrir. Mes mains agrippaient un grand morceau de bois devant moi. Bon sang, que se passait-il ? Ma tête cognait si fort que je sentais mes neurones disparaitre un à un. J’étais alcoolisée, c'était la seule certitude que j'avais.
- Si tu vomis sur mon comptoir, je vais avoir des ennuis donc tu auras des ennuis aussi, je te le garantis.
Cette voix. J’étais certaine de la connaitre. Étais-je en train de délirer ? Mon cerveau malade tentait de l'associer à quelqu’un que je connaissais. Le barman. L’affreux barman méprisant et insolant. Tout me revint petit à petit : j’étais sortie de l’appartement après… la nouvelle… mes pieds m’avaient menés jusqu’à mon bar habituel et j’avais bu, beaucoup bu, en silence face à ce barman que je connaissais si peu mais qui m’avait déjà tant déçue.
- Je.. je ne vais pas vomir. Non, je n’allais pas vomir. M’évanouir peut-être.
- Ça faisait plusieurs jours que je ne t’avais pas vu. Il semblait.. intéressé? Pouvait-il vraiment être intéressé face à « cet être brisé » ?
- Faut croire que les bonnes habitudes reviennent toujours au galop.
Mes phrases étaient lentes. Mon corps fonctionnait maladroitement. Je tentais de me calmer en respirant doucement, comme pour évacuer l’alcool présent dans chaque goute de sang circulant dans mon corps. Ma vision était trouble, j’arrivais à peine à distinguer les yeux marrons clairs de mon affreux barman. Après tout ce qu’il pensait de moi, j’aurais dû avoir honte de me montrer dans cet état face à lui. Honte de lui donner un peu plus raison. Honte d’être à ce point pathétique. Pourtant, rien ne semblait plus avoir d’importance.
- Ça tombe bien que tu sois-là, notre dernière discussion n’a pas été toute rose. Il avait toujours l’air si détaché, il ne me regardait pas, ne bégayait pas, n’hésitait pas une minute dans le choix de ses mots. J’ai l’impression que ce que je t’ai dit t’a fait de la peine. Loin de moi l’idée de m’excuser, car je n’ai dit que la vérité et la vérité mérite toujours d’être dite. Mais j’aurais peut-être dû être plus délicat. Il avait insisté sur le dernier mot.
- Si tu savais à quel point tout cela est insignifiant, murmurai-je.
- C’est ce que tu penses? Il paraissait surpris. Enfin une réaction. Je pensais que peut-être ma manière de te parler était la cause de ton comportement ce soir : cette envie de boire jusqu’à te rendre malade. Tu bois à chaque fois que tu viens mais ce soir, je sens que le but unique de tes gestes est de ne plus réfléchir.
Ces mots semblaient doux. Pour la première fois, je sentais qu’il ne me méprisait pas. Je ne cernais pas totalement ce qu’il pouvait penser de moi, ma tête était trop embrouillée pour cela.
- Tu sais, ajouta-t-il après un long moment, tu n’es pas obligée de faire ça.
- De faire quoi ? répondis-je agacée, pour je ne sais quelle raison.
Mes paupières étaient à moitié fermées mais je pouvais le voir lâcher son verre, poser ses coudes sur le comptoir du bar pour s’approcher de moi et, pour la toute première fois, me regarder droit dans les yeux. Son regard provoqua en moi des frissons. Je ne comprendrai jamais mon corps.
- Être toujours en colère, toujours agacée, contre le monde entier. Je ne sais pas ce qui a pu t’arriver pour que tu sois comme ça et honnêtement, je m’en fiche pas mal. Mais tu as d’autres solutions qui s’offrent à toi. Tu n’es pas bloquée, comme tu peux le croire. Tu peux évoluer, tu peux changer, tu peux vivre ta vie, ta vraie vie pas celle que tu t’imposes mais celle qui t’est destinée. Je sais tout ça ne me regarde pas, tout ça ne m’intéresse pas d’ailleurs, mais je trouve que c’est dommage de te voir mourrir de l’intérieur, si jeune.
- Je n’ai pas le droit de vivre.
Surprise moi-même de la confidence que je venais de lui faire, j’eus un mouvement de recul. Peut-être était-ce l’alcool. Peut-être était-ce l’envie de ne plus souffrir. Peut-être était-ce garçon. Quoi qu’il en soit, je ressentais le besoin, la nécessité de parler. Je devais contrôler cette envie, lutter contre elle. Sinon je ne reverrai plus jamais ces beaux yeux marrons sans y reconnaitre du dégoût.
- Bien sûr que si tu as le droit de vivre !
Cela sonnait comme une certitude dans sa voix. Il me regardait encore plus intensément. C’est dingue, j’avais l’impression que c’était la première fois que quelqu’un me regardait vraiment. Ce garçon avait le don de me faire sentir comme la dernière des idiotes mais également, s'il le voulait, de me rendre importante, de me faire sentir que je comptais.
J’aimais son regard. Mais son sourire n’avait rien à envier à ses yeux. Je m’apercevais, après tout ce temps, à quel point l’homme en face de moi pouvait être charmant. Autant physiquement, on ne pouvait pas dire que la nature ne l’avait pas gâté, que psychologiquement. Il aurait parfaitement pu être mon ami. Dans mes rêves les plus éloignés, mes rêves d’une vie meilleure, j’aurai également pu m’autoriser à l’aimer. Mais s'il connaissait la vérité, il ne me regarderait plus jamais de cette manière. Alors doucement, en m’approchant de lui si près qu’il en fut surpris, dans un doux murmure alcoolisé, je lui dis :
- Ai-je le droit de vivre si à cause de moi quelqu’un ne vit plus ?
Il n’eût pas le temps de me répondre, et je n’observai pas sa réaction, car mon corps, dans un geste automatique, se retourna quand le tintement des cloches retentit. C’était ce putain de psy qui venait de rentrer.
- Mais qu’est-ce que vous faites là? m’écriai-je.
- Au vu de mon âge avancé je ne pensais pas que j’avais besoin de votre permission pour venir boire un verre, répondit-il amusé. Un verre de jus, bien évidemment.
Il prit place sur le tabouret près de moi. Le barman, lui, avait retrouvé sa position habituelle : loin du comptoir, à nettoyer ses verres, le regard lointain. Etais-ce à cause de l’arrivée du psy ou de ma confidence?
- Puis-je savoir à qui ai-je l’honneur ? Le psy s’adressait au barman.
- Je m’appelle Mathéo, mais tout le monde m’appelle Matt, répondit-il très calmement.
- Enchanté Matt, j’espère que je ne vous dérange pas dans une conversation? Anna et moi avons fait connaissance récemment.
- Faire connaissance c’est vite dit, prononçai-je dans un murmure.
J’entendais le putain de psy et le barman (Matt devrais-je dire) discuter de choses et d’autres, plus banales à chaque minute qui passait. Moi, je continuais de boire lentement en sentant parfois le regard de mon barman (j’avais du mal à l’appeler Matt, ça le personnalisait beaucoup trop) se poser sur moi. Si je me concentrais, et c’était vraiment difficile, je pouvais percevoir un mélange d’intérêt et d’inquiétude dans l’attitude de cet homme surprenant.
- Vous devriez arrêter de boire, vos yeux et votre corps frissonnant m’indiquent que vous avez bien assez consommé d’alcool. Le putain de psy se mêlait de ce qui ne le regardait pas.
- Je ne suis pas une alcoolique, moi. Cette phrase dite dans le seul but de le toucher eût l’effet escompté. Je sais parfaitement ce que je fais. Tant que j’arrive à penser, je peux boire.
- En es-tu sûre?
Matt. C’était les premières paroles qu’il m’accordait depuis l’arrivée du psy et ma… sorte de confession. Mes yeux s'étaient plongés un long moment dans les siens. C’en était trop. Il me fascinait à chaque regard lancé. Et je ne pouvais pas me permettre de faire face à une déception de plus.
- Je vais rentrer, il est tard.
- Je vais vous aider à trouver un taxi Anna et pas besoin d’insister pour me dire non, je n’en démordrai pas.
Ce putain de psy était coriace et j’étais trop fatiguée pour me battre contre lui. Je me dirigeais vers la porte de sortie, le psy sur mes talons quand j’entendis :
- Bonne nuit, Anna. À bientôt.
Un petit sourire qui, j’en suis sûre, paraissait faible, se dessina sur mon visage. Un signe de la main et j’étais dehors, à attendre sagement un taxi accompagnée de mon adorable psy.
- Il a l’air charmant ce garçon, plaisantait-il.
- Fermez-là.
Il rit. Notre relation s’était quelque peu apaisée depuis notre dernière discussion, au point qu’il savait que ma remarque était de la taquinerie plutôt que de la mesquinerie. Après lui avoir souhaite une bonne nuit, sur un ton très agacée évidemment, je grimpais dans un taxi. Je sentais mes yeux se fermer et des rêves commençaient à se dessiner. Des rêves composés de deux hommes avec qui je pouvais rire, prêts à m’aimer comme j’en aurais envie. Des rêves, vite chassés par un homme derrière des barreaux en train de pleurer et de se battre. Une promesse de bonheur effacée par une certitude de culpabilité.
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