Le regard de flamme
Le juge Petra n'en croyait pas sa mémoire.
Après s'être confiée aux juges Gabranth et Zecht à la fin de la guerre des Masques Noirs, elle savait avoir fait le bon choix.
Et pourtant il avait suffi d'une entrevue avec son cher Hovyon, dans l'auberge de Balsaoire, pour que toute cette substance revînt.
Devant ses collègues, cette substance était statique, noire, sage et calme, prête à se dévoiler afin d'aider l'Empire à résoudre ce terrible mystère. Celui de sa famille, celui qui la touchait très personnellement.
Mais face à cet homme avec lequel elle prenait beaucoup plus de libertés, cette substance s'était mise en mouvement, était devenue écarlate, visqueuse et puante, refusant de coopérer telle une sangsue qui avait tenté de s'agripper à ses bras, ses reins, sa gorge.
Hovyon n'aurait jamais dû la voir dans cet état, hurlant et rampant, debout avec l'avenir pour passé, et l'espoir dépassé. Il avait été parfait - comme toujours. Mais c'était précisément parce qu'il était son refuge qu'elle souhaitait le préserver de tout cela. Il fallait qu'elle poursuivît le combat, seule ou avec qui était plus fort qu'elle, et qu'elle pût revenir, temporairement ou pour toujours, dans les bras du blond amoureux et optimiste qui n'avait jamais esquissé l'ombre d'une fuite.
Et pourtant, personne ne devait l'aimer. Elle passait ses journées à enrager, arpentant les couloirs de l'Académie Militaire, blâmant son dömavän[assistant] pour tous les échecs imputés à sa division, repoussant les prises de décision, et ne félicitant aucun des magistrats qui accomplissaient pour son prestige des exploits de gestion et de négociation.
De même, Petra n'avait aucun sentiment pour les soldats qui parvenaient à réussir l'entraînement avancé du juge Bergan. Ce dernier était le seul à comprendre son exigence de dureté dans tous les domaines de la vie. Lui aussi avait une famille, quelque part, et clamait haut et fort que seule la force résolvait les problèmes. Il y avait bien longtemps, une Petra au corps ordinaire était arrivée du Cleffordshire en tant que soldate au même titre qu'eux; et il n'y avait aucune raison pour que, arrivée au sommet, elle montrât une empathie qu'elle n'avait jamais reçue.
Son corps avait bien changé depuis, grâce aux Cures de Gel du Vieillissement, alors même qu'elles devaient le figer. Petra était allée loin, Petra était forte. Ceux qui avaient tué sa tante paieraient. La flamme de Jannar s'était éteinte sans donner de réponses à ses brûlantes questions.
Il n'était pas trop tard pour rendre la justice. Elle avait seulement honte, après tant d'années d'abnégation, de n'être pas assez forte pour transformer le feu qui la brûlait depuis son enfance en assauts efficaces contre ces diables de la magie. Zecht était l'homme le plus fort du continent - elle avait bien fait de lui en parler. Et puis, on lui avait expliqué qu'il n'avait aucune famille impliquée dans ce conflit, et pourrait tuer sans émotion.
Mais si elle rencontrait le sale sorcier responsable de tous ses malheurs, Petra perdrait-elle ses moyens et sa force? Avait-il un lien avec les émotions, lien qui eût pu manipuler Jannar? Si elle subissait ce pouvoir, elle qui lui était liée, même par la haine... serait-ce la fin?
S'il y avait la moindre chance pour que la réponse fût affirmative, alors oui, il valait mieux laisser ce combat au samouraï invincible. Toute sa rage, toute sa volonté de se venger personnellement, ainsi que l'incendie qui avait ravagé le monde de la fillette de sept ans appelant sa tante dans le village envahi, se retrouverait en suffisance dans la flamme de son regard.
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