3.
« Détaler : s’en aller au plus vite, s’enfuir. »
« Idiote : se dit d’une personne dépourvue de capacité de compréhension ou de déduction. »
Sotte ! Bécasse ! Cruche ! Godiche !
Ça, c’est moi qui en rajoute une couche à mon ânerie finie. Pourtant, deux définitions à la suite, c’est du jamais vu, merci mon cœur.
« Lâcheté : manque de courage, d’énergie morale, de fermeté. »
Ah non, le voilà donc qui continue. J’ai pourtant rempli ma part du contrat ; enfin à moitié. Le plan était d’aller dans son bureau, et de lui avouer les envies portées par mon cœur. Bon, ok, je suis rentrée sans m’annoncer, ni un bonjour ni un au revoir. Et je l’ai embrassé. Mais je vous jure que ce n’est pas ma faute, mes lèvres ont glissé toutes seules sur les siennes. De toute façon, je suis certaine que si j’avais ouvert la bouche, ça aurait été un cataclysme.
« Cher patron, vous me plaisez. Beaucoup. Terriblement. Vous êtes un bonbon sucré, une friandise à déguster. Vous me plaisez tant que, dans ma lettre au Père Noël, je vous ai demandé nu, entouré d’un joli ruban. Et je veux vous aimer, vous embrasser, vous chérir, pour tout le reste de ma vie. »
« Envie : sentiment de frustration… »
Oh, laisse tomber mon cœur, envoie plutôt la définition du mot « fiasco », ça ira plus vite.
***
– Vraiment, ça ne vous dit rien ?
Dans la vie, il y a parfois de grands moments de solitude où vous avez l’air d’un sacré con. Aujourd’hui est mon heure de gloire ; j’ai l’air d’un parfait niais à me prendre la tête avec le service des ressources humaines, à faire des grands gestes dans le vide, à leur parler de ma jolie rouquine habillée comme une guirlande de Noël.
9 h 57. J’ai arrêté de compter les mails à lire et à envoyer. Je cours après mon baiser, mon ange coloré. Mes employés me dévisagent, gênés de ne pas trouver celle que je recherche, quelle idée aussi de croire à un vœu fait après avoir bouffé un litchi ! Si Paul ne lui passe pas la bague au doigt prochainement, je jure qu’Elsa prendra la porte avant la fin de l’année !
L’aiguille de l’horloge du bureau approche 10 heures. Merde, la boîte ferme dans deux heures, et ma rouquine va s’envoler et me filer entre les doigts. Voilà ce que c’est de posséder une entreprise qui couvre cinq étages ; trop long de chercher. Je demande, l’espoir au ventre :
– Vous n’avez pas de trombinoscope ?
Le chef de service me fait non de la tête.
Note pour moi-même: en 2021, je veux connaître les tronches de tous ceux qui bossent pour moi.
– Les CV alors, peut-être ?
– On ne les garde pas.
Nouvelle note : en 2021, je vais tous vous virer si vous ne me la trouvez pas sur le champ !
– Il y a forcément quelqu’un qui la connaît !
Je dois faire peur, à hurler ainsi, car mes employés se ratatinent sur leur siège.
– Eh, Ro, il t’arrive quoi ?
Paul m’observe, adossé au chambranle de la porte.
– Qu’est-ce que tu fous là ? je crache.
Il me répond sur le même ton.
– On t’entend brailler depuis l’autre bout du couloir, voilà ce que je fais là. On ferme bientôt, t’as fini de stresser tout le monde ?
– Je cherche quelqu’un, je réponds, agacé.
– Quelqu’un ?
– Une petite rouquine, je soupire. Dans la trentaine, avec une écharpe colorée, une robe noire et des collants bleus. Un putain d’arc-en-ciel. Tout le monde est habillé en noir ici, on se croirait à des funérailles, c’est quand même fou que personne ne la connaisse !
– Un arc-en-ciel ?
– Ouais.
– Et tu lui veux quoi ?
Je veux… Je veux quoi au juste ? Lui parler ? Un autre baiser ? Une nuit en sa compagnie ? Ou sa vie tout entière ? Qu’un vœu fait à un fruit se réalise ? Non mais je délire !
Et là, je comprends que je dois avoir l’air d’un parfait imbécile.
Et c’est ce que je suis : à ne faire que bosser, à être d’une humeur merdique toute la journée, à gueuler après le monde entier.
– Lui parler, c’est tout, finis-je pas répondre.
– Lui parler ?
– Tu comptes faire le perroquet encore longtemps ?
– Tu ne parles à personne ici, Roman.
Il a raison, je suis un ours qui ne sort jamais de sa tanière. Je n’ose lui avouer que je cours après cette jeune femme que je ne connais même pas. Mais j’ai dû formuler mes pensées à voix haute, car un rictus moqueur barre son visage. Sa langue claque et me jette la vérité à la gueule.
– Elle te plaît, la fille arc-en-ciel.
C’est une constatation à laquelle j’acquiesce en silence, penaud.
– C’est une grande nouvelle, ça. Enfin ! reprend-t-il. Bah, pas le choix, t’as plus qu’à faire le tour de tous les services.
– Des cinq étages ? je m’étrangle.
Paul s’avance, m’offre un sourire, un de ceux qu’il ne m’adresse plus depuis des années. On s’entendait bien au départ, et maintenant, je ne peux pas rester dans la même pièce sans avoir envie de lui sauter à la gorge. Il me donne un coup sur l’épaule en ricanant.
– L’amour, c’est comme la chasse, mon ami. Cours-lui après, le goût de la récompense n’en sera que meilleur.
Annotations
Versions